東京99

Le premier jour de février de l’année 1999, le Boeing d’Air France me dépose à Narita en fin de journée. Ce n’est pas la première fois que je mets les pieds au Japon mais c’est bien la première fois que je vais entrer dans Tokyo, pour une période initiale de six mois de stage qui sera ensuite étendue sous d’autres formes jusqu’à maintenant. A cette époque, les vols long-courriers ne se posaient qu’à Narita et Haneda était plutôt réservé aux vols domestiques. Cette première entrée dans Tokyo était un long cheminement en bus limousine empruntant les autoroutes surélevées qui percent Tokyo à la hauteur d’immeubles de 4 où 5 étages. J’ai souvent dit dans quelques billets passés que l’autoroute surélevée intra-muros Shūto est le plus grand ouvrage architectural de Tokyo. C’est à la fois un formidable lien entre les différentes zones névralgiques de la ville, mais aussi une horrible cicatrice dans le paysage urbain. Le paysage avant l’arrivée dans le centre de la ville n’est pas des plus accueillants surtout de nuit. On est confronté à un mélange de barres d’immeubles quelconques et de docks maritimes, dont la froideur est saisissante. J’ai certes comme première impression celle d’un complexe urbain futuriste où l’humanité des lieux ne se dégage pas franchement. Tant que l’on navigue au dessus des âmes sur cette autoroute surélevée, la sensation d’une ville habitée ne se fait pas encore sentir. L’autoroute surélevée trace sa route comme un serpent cherchant son chemin dans le labyrinthe des rues et des rivières urbaines bétonnées. Lorsqu’il n’y a plus d’issues, l’autoroute plonge parfois dans les entrailles souterraines de la ville, pour reprendre sa respiration quelques centaines de mètres plus loin, en reprenant de la hauteur. Le bus limousine voyage d’hôtel en hôtel et termine sa course pour moi à Akasaka près du croisement de Tameike Sanno. Je ne séjournerais pas à l’hôtel mais dans un appartement loué au mois appelé Akasaka Royal Palace, qui n’a d’ailleurs de royal que le nom. Mais il faudra d’abord le trouver ce palace royal dans les rues sombres de lieux que je ne connais pas encore, en poussant péniblement une lourde valise. Il est pourtant assez proche mais il faut d’abord franchir un passage souterrain avec escaliers. On doit ensuite gravir une rue étroite sans trottoir en évitant soigneusement les taxis ayant pris leur élan depuis le bas de la pente. Après avoir tourné en rond plusieurs fois dans le quartier, je demande finalement mon chemin à une passante, d’un japonais hésitant. Elle se saisira aussitôt de ma carte et aura l’amabilité de m’accompagner jusqu’aux portes de mon palace royal japonais. Il fait nuit noire et l’appartement de la taille d’une chambre d’étudiant est bien sombre. Je me souviens de cette première nuit à Tokyo où le sommeil ne venait pas, peut être à cause du décalage horaire. Dans la nuit noire de la chambre, je me souviens m’être longuement demandé quelle idée m’était passé par la tête d’être venu m’installer aussi loin pour une période aussi longue de six mois. A ce moment-là, je n’avais aucune idée que 19 ans après, je serais toujours habitant de cette ville avec femme et enfant.

Je pense soudainement à mon arrivée à Tokyo en relisant Tokyo, c’est fini, le roman de Regis Arnaud publié en mars 1999, car la première scène du livre se déroule à l’aéroport de Narita. Je l’ai commandé et reçu récemment après une envie soudaine de le relire. Je l’ai lu pour la première fois l’année de sa publication en 1999 et je me souviens qu’on se le passait entre amis coopérants du service national à l’étranger (ou CSNE, équivalent du VIE maintenant). Il y avait une certaine proximité entre la situation des personnages du bouquin et la notre, ce qui rendait ce roman tout spécialement intéressant. Il devait se dérouler une ou deux années avant mon arrivée à Tokyo. On y reconnaissait quelques lieux que l’on fréquentait également de temps en temps à l’époque. Le trait était pourtant forcé et le portrait des jeunes français en mission à Tokyo, changeant de compagne à la moindre occasion, était même assez peu reluisant mais sans être dénué de certains traits d’humour. À vrai dire, personnellement, je ne me reconnaissais pas vraiment dans ce type de personnage sur-jouant leur culture française, mais comme eux, j’ai passé ma véritable jeunesse, la période de mes 20 ans, ici à Tokyo. Me revient maintenant le souvenir des dimanches matin après des nuits trop courtes dans les rues et boites de Tokyo, vers 4h quand il était temps pour nous de se séparer et de rentrer se coucher, alors que le soleil lui était déjà en train de se lever. Les rues de Shibuya près du croisement étaient calmes, mais loin d’être désertes à cette heure-ci. Il y avait des corbeaux et leur croassement m’était insupportable quand j’essayais de dormir pendant la journée du dimanche pour ne me réveiller que lorsque le soleil se couche déjà. C’était il y a 19 ans, et ça me paraît être une éternité. Je me dis maintenant que j’aurais du écrire un journal à cette époque pour me souvenir maintenant de tout ce qui s’est passé. Ce n’était pas ma priorité car il fallait d’abord que je vive ma jeunesse à Tokyo avant toute chose. Il ne me reste que quelques bribes de nouvelles provenant de mon ancien site internet et réunies à posteriori avant le premier article du blog. Peut être devrais-je faire travailler ma mémoire et coucher sur le papier ou les pages de ce blog mes souvenirs de cette époque.


Les 4 photographies de cet article ont été prises en 1999 avec un appareil photo Kodak APS. De haut en bas: (1) une vue du balcon de mon premier logement à Akasaka, (2) une vue sur le Rainbow Bridge depuis Odaiba, (3) une vue sur Akasaka sans les tours Akasaka Sacas et Tokyo Mid-Town pas encore construites, (4) une vue sur Marunouchi sans la plupart des tours actuelles.

6 commentaires

  1. Sans avoir connu Tokyo autant que toi, j’ai passé un certain temps au Japon. Depuis, ca me manque, et je viens régulièrement sur ton site qui est le plus proche ersatz d’une de ces ballades tokyoïtes que j’affectionnais tant. Ce texte que tu partages aujourd’hui complète parfaitement tes photos*, c’est du Marguerite Duras du XXIe siècle. Merci de continuer à partager tout ca, j’en viens à penser que ce blog entier est une forme d’art mutante, à l’image de tes structure mechano-organique, bien que dirigée par ton propre fil conducteur…

    *la première photo, un ressenti direct de la moiteur de la ville, dont l’humidité la situe à la limite de la tropicalité…
    la seconde photo, telle une allégorie digne d’un film (je te verrais bien accoucher d’un Wong-Kar Waï à la nippo*francaise)…
    la troisième photo, le rappel de la banalité de cette ville si extraordinaire…
    et enfin la quatrième photo, rappelant étrangement un paysage urbain communiste…
    … la vie de tous les jours, et pourtant quelque chose en plus

  2. Merci caprica pour ce message extrêmement motivant !
    Je suis heureux de voir que mes promenades tokyoïtes puissent remplir un manque. A propos de ce blog, on m’avait dit auparavant qu’il devenait une sorte de blog concept, mais on ne m’avait pas encore dit qu’il devenait une forme d’art mutante. Je ne sais pas si j’en suis là, mais l’idée me plait beaucoup !

    A propos de Wong-Par Wai, j’étais passionné par son cinéma il y a des années, avant de venir à Tokyo en fait. Je n’ai par contre pas vu tous ses films, mais Chungking Express et Fallen Angels avaient été un choc à l’époque. J’avais d’ailleurs le poster du film Fallen Angels affiché pendant de nombreuses années dans mon appartement. Suite à cela, j’avais regardé pas mal de films hong-kongais dans le même esprit, comme Made in Hong Kong de Fruit Chan qui m’avait inspiré à l’époque le titre de ce blog.

  3. Merci beaucoup GM !
    Je vais essayer de continuer un peu plus cette plongée dans le temps, mais le problème est que je n’ai pas beaucoup de photos de cette époque pour illustrer. Ce n’était pas encore le numérique à l’époque.

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