Kurkku Fields

Nous voulions visiter Kurkku Fields (クルックフィールズ) depuis plusieurs années et nous nous sommes finalement décidés il y a quelques semaines le temps d’un dimanche après-midi ensoleillé. Kurkku Fields est un vaste espace naturel implanté à Chiba près de Kisarazu, comprenant une ferme biologique durable, des restaurants et café, un petit marché, des œuvres d’art en plein air et des jeux pour enfants. On y trouve même une bibliothèque et un hôtel pour y passer la nuit. L’endroit formant une petite vallée est vraiment très agréable. Depuis le centre de Tokyo, il faut compter environ une heure de route en voiture en traversant la baie de Tokyo par le tunnel et pont Aqualine. En me renseignant sur le lieu avant de prendre la route, je me suis rendu compte que le musicien et producteur Takeshi Kobayashi (小林武史) est en fait le fondateur de Kurkku Fields. C’est une étrange coïncidence de vouloir y aller maintenant après avoir récemment vu et apprécier Kyrie no Uta (キリエのうた) de Shunji Iwai (岩井俊二) dont Takeshi Kobayashi a écrit et composé les musiques. En fait, en y repensant, il me semble qu’un événement lié à ce film avait eu lieu à Kurkku Fields, et c’est certainement ce qui m’a donné l’idée de vouloir y aller. Il s’agissait en fait d’un concert du groupe YEN TOWN BAND ayant eu lieu de 21 Octobre 2023. Ce groupe au nom étrange a été créé à l’occasion du film Swallowtail Butterfly (スワロウテイル) de Shunji Uwai sorti en 1996 dans lequel la chanteuse Chara jouait le rôle principal. Dans le film, Glico (グリコ), interprétée par Chara, forme ce groupe appelé YEN TOWN BAND fondé en réalité par Takeshi Kobayashi qui écrit les musiques du film. Ces musiques sont réunies sur un album intitulé Montage et le morceau Ai no Uta (あいのうた) chanté par Chara lui donnera un énorme succès. Ce n’est pas le premier rôle de Chara dans un film de Shunji Iwai, car elle a également joué dans le film Picnic (1996), que je ne connais pas, avec l’acteur Tadanobu Asano (佐藤忠信) avec qui elle se mariera. Ce modèle de groupe musical fictif créé pour les besoins du film mais qui prend sa propre réalité est tout à fait similaire à ce que Shunji Iwai mettra en place plus tard pour les films All about Lily Chou-Chou (リリイ・シュシュのすべて) avec Salyu comme chanteuse et Kyrie no Uta (キリエのうた) avec AiNA The End (アイナ・ジ・エンド). Takeshi Kobayashi écrit à chaque fois les musiques de ces films et c’est intéressant de constater ces similitudes volontaires dans un concept se répétant de film en film. Le concert à Kurkku Fields incluait YEN TOWN BAND mais également Lily Chou-Chou (avec Salyu) et Kyrie (avec AiNA The End), pour en quelque sorte boucler la boucle de cette trilogie cinématographique dont les films n’ont pourtant aucun lien narratif les uns avec les autres. En regardant d’un peu plus près le nom des membres du YEN TOWN BAND, je constate la présence du guitariste Yukio Nagoshi (名越由貴夫) qui joue très régulièrement pour Sheena Ringo. Takeshi Kobayashi est un des fondateurs de l’organisme sans but lucratif AP Bank, dédié aux projets environnementaux et aux énergies renouvelables, avec le regretté Ryuichi Sakamoto (坂本龍一) et le leader du groupe Mr Children, Kazutoshi Sakurai (桜井和寿). Takeshi Kobayashi est en fait le producteur de Mr Children, ce qui s’explique cette association. AP Bank organise un festival de musique appelé tout simplement AP Bank Fes, et cela depuis 2005. Les éditions récentes se déroulent sans surprise à Kurkku Fields, car ce lieu est un des projets de AP Bank. Le super-groupe Bank Band créé par Kazutoshi Sakurai et Takeshi Kobayashi s’y produit à chaque fois. Et qui est à la basse dans ce groupe Bank Band? Un certain bassiste et producteur nommé Seiji Kameda (亀田誠治). Ça m’étonne vraiment que Sheena Ringo ou Tokyo Jihen n’aient jamais joué à Kurkku Fields, mais je prédis que ça devrait arriver un jour ou l’autre. J’avais beaucoup aimé le single to U de Bank Band avec Salyu à l’époque de sa sortie, et je comprends maintenant un peu mieux l’origine de cette association entre le groupe et la chanteuse, ainsi que l’origine du nom du groupe.

Mais revenons maintenant à Kurkku Fields que nous découvrons pour la premiere fois et qui a ouvert ses portes en 2019. Le plan d’ensemble de cette ferme durable, avec panneaux solaires placés sur des flancs de colline, a été conçu par l’architecte Teppei Fujiwara (藤原徹平), qui a également dessiné certains bâtiments comme celui de la première photographie où se trouve le restaurant où nous avons déjeuné. Une des raisons principales de notre venue était de voir les quelques œuvres d’art placées en extérieur, notamment celles immédiatement reconnaissables de Yayoi Kusama (草間彌生). Les champignons rouges à poids blancs de Yayoi Kusama sont magnifiques lorsqu’ils sont délicatement posés au dessus de l’eau fonctionnant comme un miroir. On trouve une deuxième installation de Yayoi Kusama. Il ‘agit d’un mystérieux cube entièrement couverts de miroirs. On peut entrer à l’intérieur par petits groupes, les uns après les autres. L’intérieur est également couvert de miroirs et de petites lampes multicolores qui s’y reflètent à l’infini comme pour former une galaxie. L’effet est assez saisissant mais est difficile à rendre correctement en photo. Il faut aller voir par soi-même. A quelques dizaines de mètres de là, on trouve une installation de l’artiste et directeur artistique Sebastian Masuda (増田セバスチャン). L’extérieur, ressemblant à une grande cheminée sombre, est d’une sobriété déconcertante. J’ai d’abord eu un peu de mal à imaginer qu’il s’agissait d’une création de l’artiste, figure d’Harajuku, à l’origine des décors et tenues de Kyary Pamyu Pamyu (きゃりーぱみゅぱみゅ) à ses débuts, sur PONPONPON par exemple ou sur le fabuleux Fashion Monster (ファッションモンスター). L’extravagance se trouve en fait à l’intérieur de la cheminée remplie de divers objets de toutes les couleurs ressemblant à des jouets. Parmi les autres œuvres d’art, on trouve une petite statue verte de l’artiste française Camille Henrot et des sculptures étranges me faisant penser à des pieuvres alien par le collectif japonais Chim↑Pom. Ces œuvres d’art sont placées au milieu des champs et vergers et on a parfois un peu de mal à les repérer. Je ne perçois par vraiment les liens entre ces artistes et le choix de ces œuvres en particulier m’intriguent assez. Sur les espaces ouverts, on trouve de grandes tentes et j’imagine que des concerts en plein air doivent se dérouler par ici. Nous ne passerons pas la nuit à l’hôtel, appelé Villa Cocoon, de Kurkku Fields, mais je m’imagine m’y réveiller tôt le matin et marcher dans la fraîcheur de ces espaces sous la lumière naissante. Ce sentiment m’accompagne pendant une bonne partie de notre marche sur les chemins de terre. Nous terminons notre visite par un bâtiment très particulier conçu par l’architecte Hiroshi Nakamura (中村拓志&NAP建築設計事務所). Il s’agit d’une bibliothèque souterraine nommée Library in the Earth contenant environ 3000 livres. L’entrée se révèle derrière des butes de verdure. Un espace circulaire délimite la bibliothèque par des baies vitrées qui semblent s’enfoncer dans la terre. Cette architecture est très intéressante et me fait penser aux bâtiments de la Collina Omihachiman dans la préfecture de Shiga par Terunobu Fujimori. De la même manière, cette architecture semble sortir de l’univers onirique du studio Ghibli.

une semaine en mars (9ème)

Le vendredi de cette semaine de mars, nous sommes allés au National Art Center Tokyo (NACT) à Nogizaka pour voir l’exposition consacrée à l’artiste japonaise Kusama Yayoi 草間彌生, intitulée My Eternal Soul わが永遠の魂. La dernière fois que nous avons pu voir une retrospective de Kusama Yayoi, c’était en février 2004 dans un Roppongi Hills qui venait d’ouvrir à l’époque. L’exposition s’appelait Kusamatrix. Depuis, nous avons aperçu des oeuvres de Kusama Yayoi par-ci par là dans Tokyo, comme à Tokyo Mid-Town en 2008 mais en dehors des salles d’exposition. Kusama Yayoi est connue et reconnue notamment pour ses formes rondes en poix de différentes couleurs (des polka dots rouges ou jaunes notamment) dessinées sur des objets, comme par exemple sur des grandes citrouilles. Ces citrouilles géantes sont semées à différents endroits au Japon, comme à Hakata près de Fukuoka ou sur l’île de Naoshima. Pour l’exposition au NACT, on pouvait voir quelques unes des oeuvres emblématiques de Kusama Yayoi.

L’exposition est composée de deux parties intitulées « Kusama au 21ème siècle » et « Kusama au 20ème siècle ». La première et principale partie de l’exposition « Kusama au 21ème siècle » nous montre la série My Eternal Soul composée de peintures d’un très grand format carré. L’exposition a sélectionné environ 130 peintures, sur les 500 qu’elle a créé de 2009 jusqu’à maintenant, et les a disposé dans une grande pièce centrale sur tous les murs et sur deux rangées. Cet agencement, par son impact visuel pour le visiteur qui entre dans la pièce, me rappelle un peu ce que le Mori Art Museum a pu nous montrer avec les fresques géantes de Takahashi Murakami fin 2015.

Sur ces grandes peintures, on retrouve quelques uns des motifs dessinés en répétition et vus dans des oeuvres précédentes. Au milieu de la grande pièce centrale, sont disposés de grands objets très colorés en forme de fleurs à poix. Elles semblent inoffensives sauf si on s’en approche un peu trop près. Les photographies au smartphone étaient autorisées dans cette salle seulement. Ca a l’air de devenir une norme dans les musées au Japon d’autoriser les photos au smartphone, mais pas les appareils réflex en raison de leur taille certainement. C’est la deuxième fois que je rencontre ce cas. En général, les photographies sont tout simplement interdites.

Le reste de l’exposition nous montre Kusama au 20ème siècle, depuis ses débuts à Matsumoto avec les peintures représentant ses visions, son départ et ses années passées à New York, jusqu’à son retour à Tokyo. Parmi les oeuvres montrées, j’en reconnais quelques unes pour les avoir déjà vus dans d’autres lieux. Les oeuvres de Kusama Yayoi laisse un fort impact sur les visiteurs.

Dans un billet précédent publié il y a quelques mois après avoir vu le film d’animation Kimi no na ha (Your name), je parlais d’une forme de lien qu’on appelle musubi 結び. J’aime aller à la recherche de ces formes de liens entre les différentes choses que j’aime, notamment en musique. Parfois ces liens sont très faibles ou subtils, mais j’ai souvent utilisé ces formes de liens dans mes recherches et découvertes musicales. Quand j’étais plus jeune, au début des années 90, j’aimais lire les crédits à la fin des livrets accompagnant un CD de musique pour essayer d’y trouver des signes de collaboration avec d’autres artistes, que je pourrais ensuite découvrir. Ces liens sont un fil conducteur qui relie les choses pour leur donner une certaine logique.

En exemple, j’essaie d’illustrer avec le diagramme ci-dessus fait maison des liens que j’ai recherché et trouvé récemment entre différents artistes que j’aime, qui m’ont amené de fils en aiguille de l’oeuvre d’un(e) artiste vers un(e) autre. Le point de départ étant Kusama Yayoi, justement, dont on vient de voir l’exposition.

Il y a de cela quelques mois alors que je continuais sans répit à explorer la discographie complète de Sheena Ringo 椎名林檎 (je dois maintenant avoir à peu près tous les disques), je découvre la compilation Ukina 浮名 sortie en 2013 qui comprend exclusivement des collaborations entre Sheena Ringo et des artistes invités de différents horizons musicaux. Parmi eux, un groupe appellé Zazen Boys. Sous ce nom un peu douteux se cache le nouveau groupe de l’ancien leader de Number Girl, Shutoku Mukai 向井秀徳 qui interprète deux morceaux sur Ukina. Number Girl suivait l’influence du rock indépendant américain des Pixies et de Sonic Youth, deux groupes clés que je chéris dans ma discothèque personnelle depuis le début des années 90, où mon intérêt pour les musiques alternatives rocks a pris naissance. C’est intéressant comme les liens entre Number Girl et Sheena Ringo sont multiples, car avant cette collaboration avec le groupe de Shutoku Mukai, Sheena Ringo avait déjà fait équipe avec Hisako Tabuchi 田渕ひさ子, guitariste de Number Girl, pour le groupe éphémère Hatsuiku Status 発育ステータス pour une série de concerts appelée Gokiritsu Japon 御起立ジャポン en Juin 2000 et immortalisée sur un DVD du même nom.

Une autre collaboration sur Ukina, peut être plus inattendue, est celle du morceau Apple avec l’artiste électronique japano-américain Towa Tei テイ・トウワ. Au sujet de Towa Rei, j’avais un à priori sur sa musique comme étant plutôt légère et orientée « dance floor ». Il y a en effet ce côté là, mais ce morceau Apple a poussé un peu plus en avant ma curiosité et mon intérêt pour ce musicien. En recherchant un peu sur Youtube, je me prends de passion pour quelques morceaux de son nouvel album EMO, notamment le très particulier REM avec la jeune chanteuse idole alternative Ano. Ce morceau a quelque chose de très en phase avec l’idée que je me fais de l’électro japonaise. J’écoute également le mouvementé morceau Brand Nu Emo avec les soeurs Kiko et Yuka Mizuhara et deux membres du groupe METAFIVE Leo Imai au chant et Keigo Oyamada (alias Cornelius) à la guitare. Il y a quelques liens entre Towa Tei et le mouvement Shibuya Kei des années 90 (ex: Pizzicato Five) par la présence de certains invités sur cet album (comme Keigo Oyamada du feu groupe Flipper’s guitar, pionnier de ce mouvement). A vrai dire, je n’ai que très peu d’intérêt musicalement parlant pour le mouvement Shibuya Kei mais j’ai beaucoup apprécié la lecture d’une série d’articles sur le blog Neojaponisme (qui est désormais assez peu actif malheureusement comme la plupart des blogs que je suis depuis très longtemps). Des anciens membres du YMO (Yellow Magic Orchestra) comme Yukihiro Takahashi participent également à cet album. Yukihiro Takahashi est en fait assez présent dans la discographie de Towa Tei, au chant notamment, car il participe également au morceau Radio de l’album Lucky de Towa Tei, sorti en 2013. Lucky contient le morceau Apple interprèté avec Sheena Ringo. Lucky prend pour couverture l’art de Kusama Yayoi, des poix blancs de formes inégales sur un fond rouge, si caractéristiques de l’artiste. La voix de Kusama Yayoi intervient également sur le dernier morceau de l’album intitulé « Love Forever » qui n’est autre que le nom d’une exposition passée de Kusama. L’air de rien, des passerelles semblent se créer et je me pose maintenant la question si une collaboration entre Sheena Ringo et l’art de Kusama Yayoi pourrait voir le jour. On en est peut être pas très loin quand l’on voit que le tout nouveau Department Store Ginza 6 prend pour thème un morceau de Sheena Ringo et prend pour décor des lampes à poix rouges de Kusama Yayoi. Ces liaisons infimes n’ont peut être pas beaucoup de sens, mais j’aime les débusquer.

Pour pousser encore un peu plus les liaisons, un des derniers morceaux de Sheena Ringo, pas encore sorti sur un album, s’intitule en français dans le texte « 13 jours au Japon » et apparait sur la compilation « Les 50 ans de Saravah » en hommage à Pierre Barouh. Je me suis demandé quels pouvaient bien être les liens entre Sheena Ringo et Pierre Barouh. Je reconnais chez Sheena Ringo une certaine attirance pour la langue française car de nombreux morceaux de ses derniers albums sont sous-titrés en français. Pierre Barouh a aussi des liens avec le Japon. Ceci dit, je ne connais pas quels liens ont amené cette participation à l’album hommage du label Saravah. Sans essayer de trouver une explication très précise, je reste intrigué par la découverte de liens indirects comme le fait que Yukihiro Takahashi, dont je parlais un peu plus haut pour sa participation aux albums de Towa Tei, a lui même intitulé son premier album solo « Saravah! » (après le YMO), en référence au label de Pierre Barouh. Ces liens ne veulent pas forcément dire grand chose à part indiquer des influences et des connexions artistiques présentes ou éventuelles dans le futur, mais les déceler me fascine.