between scars

Les interactions sont, ces derniers temps, plus nombreuses sur mon compte Instagram que sur ce blog, mais ne remettent pourtant pas en compte l’intérêt que j’éprouve à écrire sur Made in Tokyo. Je partageais récemment sur Instagram des photos de l’Ambassade du Koweït conçue par Kenzo Tange, mais le but de ma visite était plutôt de vérifier si la construction du petit building appelé Arimaston par Keisuke Oka avait avancé. Ce petit building de béton que j’avais déjà montré sur ce blog est en éternelle construction. Il est construit à la main par une seule personne, ce qui peut expliquer la longueur des travaux. Ma surprise était de le voir entièrement recouvert d’une bâche de construction alors qu’il était jusqu’à maintenant ouvert à la vue des passants étonnés comme moi. Je m’étais inquiété dans ce billet Instagram du fait que les fiches de construction montrées sur site ne mentionnaient pas le nom de son architecte, et j’ai eu crainte qu’Arimaston soit en proie à une destruction imminente. Un des architectes étrangers au Japon qui me suit sur Instagram et qui connaît Keisuke Oka a eu la bonne idée de le contacter pour finalement confirmer que tout était normal. Les bâches semblent avoir été installées pour ne pas gêner le voisinage. Nous voilà donc rassurés, surtout que ce genre de construction complètement indépendante digne du palais idéal du facteur cheval est plutôt rare à Tokyo et même carrément unique.

Dans la première version de ce billet, j’avais d’abord inséré six photographies couleur, des versions non-altérées de celles que je montre ci-dessus. Je suis revenu sur ces photographies pour les altérer volontairement en les passant en noir et blanc et en y superposant des couches nuageuses comme je le fais régulièrement. Je suis revenu encore une fois sur ces photographies modifiées pour y apporter des zones électriques. Il m’arrive de temps en temps de revenir travailler des photographies que je pensais pourtant être prêtes à être publiées dans un billet. L’envie de venir « perturber » une photographie aux allures « classiques » m’attire régulièrement, quand je ressens le besoin de montrer une réalité alternative. La musique que j’écoute au moment où je travaille ces photographies joue beaucoup sur l’effet final que je souhaite montrer. D’une manière un peu similaire, le titre original que je souhaitais donner à ce billet était « Between cars » pour noter la délimitation de la série par deux photographies de voitures, mais un changement, une perturbation dirais-je, s’est imposée naturellement. Les cicatrices (scars comme écrit dans le titre du billet) recouvrent d’une certaine manière les photographies altérées que je montre et correspondent également à la musique que j’écoute. J’essaie régulièrement de créer ce genre de correspondances entre mes photographies et la musique que j’écoute. J’en parle régulièrement mais je l’explique toujours imparfaitement.

Je pensais bien que j’allais aimer le nouvel album de Yeule, Glitch Princess (𝖌𝕝𝒾,c̶̳͚̈́͌̿͋̔ͅ𝖍 ρ𝖗𝕚n̶͓͉̣͉͚̂̏͐ƈᵉ𝖘ร), mais pas à ce point. Bien sûr, comme je le mentionnais dans un précédent billet, je savais déjà que certains morceaux de ce nouvel album, comme Too Dead Inside, Don’t Be So Hard on Your Own Beauty et Friendly Machine, étaient très beaux et étranges, mais je ne pensais pas que d’autres morceaux viendraient surpasser ceux là. L’album est très sombre (surtout dans les paroles) et émotionnellement très fort, mais possède cependant des moments Pop qui le rendent relativement facile d’accès. En fait, chaque morceau de l’album est rempli de ces glitches sonores dont parle le titre de l’album, de triturations et perturbations sonores qui viennent rendre cette musique si intéressante. Dans une interview sur un podcast de The Fader, Yeule nous explique qu’elle a tendance à tendre vers le perfectionnisme et les glitches volontaires sont une manière de contrer ses obsessions propres. J’aime beaucoup cette idée de casser l’image de la perfection en y introduisant des éléments perturbateurs. J’en ai déjà parlé plusieurs fois de ce que j’appelais je shoegazing photographique, que je représente notamment et tant bien que mal dans la série de photographies ci-dessus. L’écoute de l’album est addictive car très personnelle. Dans cette interview, on comprend que Yeule est un personnage particulier et en même temps sincère. Elle nous fait part de ces traumas dans la plupart des morceaux et nous dévoile beaucoup de son monde intérieur, sans une certaine violence par moments. Le dernier morceau Mandy, pour Me And You, par exemple est particulièrement poignant car elle nous parle des multiples personnalités qui vivent en elle. Elle se parle à elle-même jusqu’aux cris. C’est un des sujets de cet album, avec le post-humanisme, le rapport aux machines. Il y a quelque chose de cybernétique dans son approche, mais le mot est malheureusement tellement utilisé ces derniers temps qu’il en perd de son sens. En fait, on sent que ces traumas et croyances ne sont pas imaginées pour intéresser l’auditeur mais vraiment vécus comme une douleur qu’elle évacue par la musique comme une cure. Il n’y a pourtant rien de pesant dans cette musique malgré la violence des maux. Le morceau Bites in my neck est peut-être le plus beau de l’album. On l’entend crier « I’m dead » dans un son qui se transforme en sonorité électronique. Elle transforme souvent sa voix et part, par exemple, dans les sons aigus sur Electric ou joue avec les voix cybernétiques sur le morceau Eyes qui est aussi un des plus beaux de l’album. Certains morceaux comme celui-ci me donnent des frissons à chaque écoute (« can I burn out of my own real body »). Il y a une collaboration avec le rapper japonais Tohji sur cet album. Il s’agit du cinquième morceau intitulé Perfect Blue. Je ne sais pas s’il s’agit d’une référence au film d’animation de Satoshi Kon mais c’est extrêmement probable vu que Perfect Blue parle également de confusion obsessionnelle entre identité réelle et projection irréelle de soi. Ou peut-être que le titre de ce morceau fait référence à la voiture bleue de Tohji, une Mazda RX-7, qu’il aurait apparemment récemment crashé sur l’autoroute Daisan Keihin. Le nom du rappeur Tohji m’est familier depuis longtemps car, à l’époque où j’écoutais beaucoup quelques morceaux de Valknee, elle mentionnais souvent Tohji dans un podcast régulier que j’écoutais à cette époque là. Dans l’interview de The Fader, Yeule nous parle également de la manière dont elle personnalise les machines qui l’entourent au point d’interpréter des glitches système (par exemple un son qui sature) d’un ordinateur comme des tentatives de communication de la machine vers l’être humain, comme si l’ordinateur voulait lui transmettre une émotion à travers les glitches qu’il crée quand on pousse un peu trop sa CPU ou GPU. Cette idée m’intéresse beaucoup car j’ai toujours eu cette impression en écoutant le morceau Future Daniel de Clarke. Sur ce morceau, j’ai à chaque écoute le sentiment que Clarke pousse trop loin ses machines jusqu’au crash final. Les machines viendraient en quelque sorte lui signifier qu’il va un peu trop loin et que ça suffit bien comme ça. En retrouvant le billet intitulé Crushed cities sur lequel j’en parlais, je me rends que j’y altérais également mes images. Pour revenir à cet album de Yeule, j’aime en fait le fait qu’elle a beaucoup réfléchi sa musique mais qu’en même temps elle laisse s’y introduire des imprévus. Ces imperfections volontaires sont cependant intégrées dans un ensemble très bien mixé. Glitch Princess surpasse assez facilement son album précédent qui était pourtant très bon. J’aime même un peu de mal à m’en détacher.

autour de l’arbre de la famille Hosokawa

Ce vieil arbre à Takanawa, tout près de la librairie du quartier, est un véritable monument végétal et il est traité comme tel. Une petite pancarte explicative posée à côté de l’arbre nous indique qu’il était autrefois beaucoup plus grand et majestueux. On l’a malheureusement coupé à la hauteur de 10 mètres qu’il fait actuellement. La circonférence du tronc d’un peu plus de 8 mètres est vraiment impressionnante. En fait, j’avais un peu de mal à croire qu’on atteigne 8 mètres de circonférence, mais en considérant les nombreuses courbes et plis de la surface du tronc, cela semble bien possible. Le petit écriteau nous annonce aussi que cet arbre est un castanopsis sieboldii et qu’il est condamné à ne plus beaucoup évoluer en taille du fait de l’espace restreint qu’il lui est accordé en pleine urbanité. Cet arbre se trouve sur les terres de la famille féodale des Hosokawa, appartenant au clan Kumamoto. En ce lieu, on dit que 17 samouraïs se sont fait hara-kiri en 1703 après avoir vengé leur ancien maître Asano Naganori, dans l’histoire de Chūshingura.

Dans ce billet, je mets volontairement en association d’images la photographie de cet arbre de forme compliquée, avec une autre complexité, celle de la structure de béton du Arimaston Building par Keisuke Oka. On avait découvert par hasard cette maison particulière en éternelle construction il y a un peu moins d’un an. Alors que je me promenais dans le quartier de Takanawa, je n’ai pas résisté à l’envie d’aller voir si sa construction avait progressé. J’ai bien peur qu’elle n’ait pas bougé d’un centimètre. C’est dommage, je serais très curieux de voir le résultat final, tout en ayant beaucoup de mal à imaginer cet espace comme pouvant devenir habitable, surtout en imaginant ses ouvertures de formes complètement fantaisistes qu’il faudra bien remplir d’une vitre ou d’un autre matériau.

La raison de mon passage à Takanawa était d’aller acheter des wagashi dans une ancienne pâtisserie traditionnelle appelée Matsushimaya. La devanture d’une autre époque, pas spécialement agréable d’apparence, ne laisse pas penser que cet endroit est très réputé et que la famille impériale venait autrefois y acheter des wagashi. Il faut même se dépêcher pour faire ses achats car la pâtisserie termine son service dès 3h de l’après-midi, après avoir vendu la totalité de ce qui est présenté en vitrine. J’arrive par chance 10 minutes avant cette fermeture et réussi cette mission confiée par Mari d’aller acheter des sakura mochi 桜餅, des mame daifuku 大福 et des kibi daifuku pour le Hina matsuri. Une fois à la maison, nous nous dépêchons forcément de déguster le sakura mochi, une pâte de haricots rouges entourée d’une crêpe mochi, elle-même couverte d’une feuille de cerisier légèrement salée. La photographie ne rend pas forcément justice à la qualité des wagashi de Matsushimaya.

Revenons à cette promenade dans Takanawa. Comme d’habitude, je marche au hasard des rues tout en gardant de vue le but de ma promenade (les wagashi dont je viens de parler). A chaque nouveau croisement de rues, je regarde au loin pour détecter des couleurs ou des formes inhabituelles. Le Takanawa Children’s Center possède ces deux aspects: des touches de couleurs variées au niveau des ouvertures, une façade particulière faite de nombreuses petites vagues et un étrange aménagement de l’espace avec ces blocs blancs semblant se dégager de la façade. Cet ensemble contenant également une librairie a été conçu par Denefes et EDH Endoh Design House. En face de ce large bâtiment de couleur blanche, un lion bondissant avec la gueule rouge grande ouverte nous surprend. Il s’agit d’une école datant possiblement de 1977 si on en croit l’inscription sur le mur près du lion sauteur.

L’association entre ces deux dernières photographies est, je l’avoue, beaucoup plus improbable, si ce n’est par l’intervention de végétation dans l’urbain. La maison individuelle semble abandonnée et carrément prise d’assaut par une nature bien décidée à reprendre ses droits. Dans quelques années, on ne la distinguera peut être plus et cet espace deviendra peut être une jungle impénétrable. La végétation sur la photographie du dessus est positionnée volontairement sur les terrasses ouvertes en hauteur. Il s’agit de l’ambassade du Koweït par Kenzo Tange, une architecture remarquable que j’avais déjà pris en photo l’année dernière. La complexité des espaces est difficile à prendre en photo depuis la rue étroite. J’aimerais voir d’un peu plus près cette terrasse à l’étage, mais je me contenterais d’imaginer ces espaces et l’équilibre habillement réfléchi de ces blocs.

concrete in the sun

Les deux bâtiments ci-dessus sont très différents mais ont en commun une certaine brutalité dans le traitement architectural. Ils sont tous les deux situés dans la même rue à Mita, à quelques mètres l’un de l’autre. Les trois premières photographies montrent l’Ambassade du Koweit par Kenzō Tange. Cet immeuble complexe date de 1970. Sa construction est assez difficile à appréhender au premier abord. Ca fait un moment que je voulais voir ce bâtiment si particulier de Tange, et on le découvre un peu par hasard alors que l’on passe dans cette rue en voiture à la recherche d’un restaurant singapourien. Le deuxième bâtiment est plus petit et toujours en construction. Il s’appelle Arimaston Building. Keisuke Oka a entrepris seul de construire sa propre maison de béton depuis 2005. Je crois qu’il fait une pause depuis quelques temps et on a du mal à imaginer quelle pourrait être la forme de cette résidence familiale une fois terminée.