du songe à la lumière

Pendant la journée, elle rêve du soir. Du haut du sixième étage de la tour de bureaux de Nishi Shinjuku, elle détourne les yeux de son ordinateur pour regarder en bas des tours. Pour tromper la monotonie qui la gagne petit à petit au cours de la journée, elle scrute d’abord la rue qui longe les buildings. Il y a la foule habituelle, en costumes et cravates, en jupes noires unies. Mais elle détourne de nouveau le regard, elle cherche un point d’ancrage qui la fera partir de ce monde pendant quelques minutes qui paraîtront des heures. Du sixième étage de la tour, on distingue le parc. Comme hier à la même heure, trois anciens font des exercices près des arbres. Leur rythme est régulier et ne semble pas être dérangé par les quelques pigeons qui tournent autour, parfois chassés par un chien en laisse. L’oeil de Kei s’attarde toujours trois secondes sur ces trois anciens, mais cherchent rapidement autre chose. Elle cherche un jeune homme aux cheveux blonds, qui criait hier par intermittences dans le parc. C’était une scène étrange. Elle n’entendait pas le son de sa voix bien entendu, mais les mouvements accentués de sa mâchoire lui faisait penser à un cri. Il lui aurait fallu des jumelles pour distinguer clairement les expressions du visage de l’homme du parc. Elle aurait pu emprunter celles du bureau voisin, celles de Mr Sasaki, certainement perdues dans un des tiroirs de l’armoire du fond. Mais ce n’était pas nécessaire. Elle distinguait une gravité dans ce cri. C’était une plainte, c’était certain. Il restait immobile et regardait vers le ciel. Il implorait quelque chose, quelqu’un, peut être Dieu. Cette scène avait quelque chose de fascinant. Les promeneurs du parc ne prêtaient pourtant nulle attention aux cris de cet homme. Peut être que ce cri était inaudible. Pourtant, Kei le ressentait, comme une vibration, un faible tremblement. Alors qu’elle était prise dans ses pensées, le chef de service Mr Kimura fit soudainement irruption dans le bureau, ramenant Kei à la réalité des affaires du jour, trois nouveaux dossiers clients à préparer pour le soir même. Plus le temps de s‘attarder dans le parc. Alors que Mr Kimura quitta le bureau en laissant ses ordres en demi phrases, tout en bas de la tour, dans le parc, l’homme avait disparu soudainement en l’espace de quelques secondes.

Aujourd’hui encore, en fin d’après-midi vers 16h, elle se perd dans ses pensées. Elle regarde d’abord à travers la baie vitrée de son bureau qui laisse réfléchir son visage et ses cheveux teintés en blond. Son regard rêveur descend ensuite vers le parc. Avec une certaine stupeur, elle retrouve cet homme près des trois anciens faisant leurs exercices journaliers. Il se trouve exactement au même endroit et il crie. Il crie comme elle ne pourrait jamais le faire, emprisonnée dans une vie qui s’est imposée à elle. Comme hier, cette scène lui procure une sensation étrange comme des vibrations légères qui lui prennent à l’estomac, puis au coeur jusqu’à la nuque. Des images de sa mère lui reviennent en tête à ce même instant. Elle fut porté disparu soudainement quelque part dans la banlieue de Nagoya, il y a tout juste un an. Les raisons de son départ restent inexpliquées. Des images de cette dispute lui reviennent ensuite en tête, des mots également qu’elle essayait d’oublier depuis son départ vers Tokyo sur un coup de tête. Elle essaie d’oublier mais cet homme blond dans le parc lui remet ces souvenirs en tête. Elle voudrait crier également, mais elle ne peut pas. Aucun son ne s’échappe. Regarder cet homme dans le parc a une vertu libératrice qu’elle n’avait pas soupçonnée le premier jour, jusqu’à cet instant.

Ce soir, Kei passe la soirée avec son amie d’enfance Hikari, également installée dans la banlieue Ouest de Tokyo un an avant elle. L’année dernière, Kei s’était installée près du parc de Inokashira, à quelques centaines de mètres de l’appartement de Hikari. Ce logement est temporaire, mais ça fait déjà une année qu’elle l’occupe sans réfléchir à un changement. Situé au deuxième étage d’un vieil et petit immeuble de briques rouges, l’appartement est composé d’une seule pièce en tatami, avec une petite cuisine dans l’entrée. L’unique fenêtre donne sur un jardin public tout en longueur, accolé au parc Inokashira. Plusieurs fois par semaine, un jeune homme vient s’y exercer à la guitare sèche tout en fredonnant. Il repart en général après une petite demi-heure, en direction de la station de trains. Il fait déjà nuit noire après 21h, l’heure à partir de laquelle Kei rentre de ses journées de bureau à Nishi Shunjuku. Cet air de guitare hésitant lui apporte un certain apaisement. Elle entrouvre la fenêtre et tend l’oreille, assise sur le tatami. Le son de la guitare se mélange avec le bruit des insectes du parc et avec le brouhaha enjoué des clients sortant de l’isakaya au bout de la rue. Cet homme à la guitare doit avoir le même âge qu’elle. Ces cheveux longs et teintés de mèches blondes lui cachent légèrement le visage. Il s’assoit toujours au même endroit sur un banc dans la pénombre. Elle ne pourrait certainement pas le reconnaître si elle le croisait par hasard dans une rue du quartier en pleine journée. Le morceau de musique sur lequel il s’entraine depuis une quinzaine de minutes ce soir ressemble à un vieux morceau qu’elle écoutait dans son enfance, dans la maison de Nagoya. Il ressemble à un morceau qu’écoutait sa mère, en disque vinyle, le samedi en début d’après-midi après le déjeuner. En écoutant ce morceau, la mère de Kei devenait contemplative, assise les mains jointes sur le sofa du salon. Kei n’y prêtait guère attention, car il fallait qu’elle se prépare pour son club de tennis à l’école. Hikari l’attendait à la station de bus du quartier et il ne fallait pas qu’elle perde une minute.

Un bruit de sonnette la sort soudainement de ses songes. Il est 21h30, Hikari vient d’arriver devant la porte de l’appartement. En se levant du tatami pour ouvrir la porte d’entrée, elle remarque à ce moment là que le joueur de guitare n’émet plus un son. Il semble être déjà parti du jardin public. « Je n’étais pas certaine que tu sois rentrée. Je suis donc passé par le jardin public et vu de la lumière et une fenêtre entrouverte. Tu es un peu en avance ce soir. » dit Hikari en entrant dans la pièce. Kei lui répond d’un mouvement de tête et ne lui demandera pas si elle a vu le jeune guitariste dans le parc. Elle a déjà la tête ailleurs, en regardant la photo de sa mère, sortie d’un tiroir de la commode et placée en évidence sur l’étagère de bois au dessus. Cela fait exactement un an aujourd’hui qu’elle a disparu. Kei ne pouvait pas passer cette soirée seule. En entrant dans l’appartement ce soir, Hikari dissipe les nuages, fait disparaître les songes et la ramène vers la lumière.