du songe à la lumière (3)

Le bruit strident du téléphone déchire la pénombre. Kei déteste ce téléphone qui ne lui annonce que des mauvaises nouvelles. Se cachant la tête sous le futon, elle décide d’ignorer cette intrusion matinale. Elle sort péniblement une main du futon pour rechercher son petit réveil posé à même le tatami. Il est presque 6h. Qui peut bien appeler à une heure si matinale. Ça ne peut être qu’Hikari. Après tout, ce ne serait pas la première fois qu’elle appelle à des heures impossibles, parfois pour de simples futilités.

Hikari lui annonce d’un air pressé et enjoué qu’elle part pour trois jours et deux nuits en voyage à Hakone, avec son ami Masa. Deux chambres dans un grand hôtel d’Hakone se sont libérés car les parents et l’oncle d’Hikari ne peuvent plus s’y rendre soudainement. Un décès lointain dans la famille survenu pendant la nuit, semble t’il. Les yeux mi-ouverts, Kei a du mal à suivre le débit accéléré des paroles d’Hikari. Elle lui propose de les accompagner pour ce voyage. Elle occuperait une des deux chambres. « Ça te ferait beaucoup de bien de changer d’air » insiste Hikari. Kei hésite quelques instants à accepter cette invitation inattendue. Elle n’aime en général pas beaucoup l’inattendu, mais l’offre est tentante. Nous sommes Vendredi, il faudra qu’elle trouve une excuse pour ne pas se rendre à son travail dans les tours de Shinjuku. C’est décidé, elle sera malade aujourd’hui, un rhume qui l’empêchera de se lever, clouée au lit, presqu’à l’article de la mort. N’exagérons rien, une petite voix tremblante suffira à faire illusion. Elle appèlera avant 8h30 sa collègue la plus matinale pour lui annoncer cette désertion non volontaire.

Kei retrouve Hikari et Masa un peu avant 9h devant la sortie Sud de la grande gare de Shinjuku. Elle avait insisté pour qu’ils se retrouvent devant la gare, car elle se perd seule à l’intérieur, dans les labyrinthes de couloirs et d’escalators. La gare de Shinjuku est un monde à part et elle a décidé depuis longtemps de ne pas chercher à le connaître. Devant la gare, la foule d’anonymes en costumes noirs se précipitent en lignes à travers les portiques automatiques. Ils marchent vite et sans se bousculer, le regard à la fois vide et déterminé. En attendant Hikari, Kei noie son regard dans ce flot continu et organisé. Elle en fait partie en temps normal. Comme eux, elle marche à pas rapide dans les couloirs du métro, ajuste sa cadence jusqu’à la course pour traverser les passages pour piétons à temps. Mais, en cette matinée froide du mois de février, Hikari lui offre une échappée.

Ils prennent le train Romance Car jusqu’à la station thermale Hakone Yumoto. Un bus les emmène ensuite jusqu’à l’hôtel au bord du lac Ashi. En chemin, elle redécouvre le paysage montagneux de Hakone, qu’elle avait vu pour la première fois lorsqu’elle avait dix ans. C’était un voyage avec ses parents lors des vacances de printemps, juste avant de rentrer en cinquième année d’école primaire. Ses souvenirs sont éparses, c’était il y a 13 ans, mais se reconstruisent immédiatement dès qu’elle aperçoit une des façades de l’ancien hôtel Fujiya. L’intérieur boisé et chaleureux, la multitude de décorations et les sculptures à tête de dragon qui lui faisaient un peu peur lui reviennent en tête. Elle se souvient d’un déjeuner dans une des salles de l’hôtel et du service interminable qui la faisait souffrir en silence. Elle ne peut esquiver une petite grimace qui ressemble à un sourire. Hikari remarque du coin de l’œil cette esquisse de sourire mais n’interrompt pas Kei dans ses pensées. Elle reprend plutôt sa discussion enjouée avec Masa. Le bus traverse la bourgade de Miyanoshita pour rentrer à nouveau dans la forêt de montagne sur une route des plus sinueuses.

Hikari a fait la connaissance de Masa dès son arrivée à Tokyo. Ils travaillaient dans le même service de comptabilité d’une grande compagnie d’import/export. Masa quitta cette compagnie trois mois après l’arrivée d’Hikari, mais c’était lui qui était en charge de guider Hikari dans l’entreprise dès son arrivée comme nouvelle diplômée. Ils avaient lié connaissance et une grande complicité s’était vite installée. Les fou-rire occasionnels suscitaient l’agacement des voisins de bureau, qui n’admettaient pas qu’on puisse s’amuser en travaillant. Après le départ de Masa, ils avaient gardé contact et continuaient à se voir certains soirs après les heures de bureau, souvent le Vendredi soir. Ils se retrouvaient dans un des nombreux izakaya de Shinjuku, aux bords de Kabukicho, pour évoquer ensemble les anciens collègues, rigoler des nouvelles manies de certains et des attitudes autoritaires des petits chefs du service. Le brouhaha des salary men enivrés ne les dérangeaient pas. D’ailleurs, s’il existait un concours des discussions les plus bruyantes, ils l’auraient tous les deux remporté haut la main. Kei ne savait pas très bien quelle relation exacte il y avait entre Hikari et Masa. « C’est un bon ami, rien de plus » rappelait Hikari, lorsque les questions de Kei à ce sujet devenaient trop insistantes. Kei appréciait leur compagnie car elle n’avait pas besoin d’entretenir la discussion. Elle appréciait tout simplement les entendre discuter et débattre, et n’intervenait que de temps en temps lorsqu’elle était prise à partie par Hikari.

Le bus descend des montagnes vers le creux du lac Ashi. Le ciel s’est couvert soudainement et on annonce même de la neige en fin de journée. L’hôtel est proche. Il est planté au bord du lac à l’écart du reste des habitations. On l’approche par une route étroite bordée de mousse et d’arbres centenaires. C’est une atmosphère sereine qui les accueille et qui a pour effet immédiat de calmer le rythme effréné des discussions d’Hikari et de Masa. Une aura se dégage de ces lieux, Kei le ressent. Elle peut sentir ces choses là. Dès leur entrée dans le hall, Ils sont saisis par la richesse de l’hôtel. Masa n’a pas l’habitude de ce genre d’endroits et fait commentaire sur commentaire, sur les détails de la décoration, sur la couleur dorée du plafond d’où se diffuse une lumière jaune, sur la disposition méthodique d’objets d’art dans la grande allée du hall. Toutes ces choses, assez communes dans un hôtel de renom comme celui-ci, l’émerveillent instantanément. Hikari est beaucoup plus habituée de ce genre d’établissements pour les avoir fréquenté avec ses parents dès la petite enfance. Elle reste même un peu blasée par cet excès démonstratif. Kei, quant à elle, regarde ailleurs. L’aura de cet hôtel l’intrigue. Le hall tout en longueur lui semble familier, comme si elle l’avait déjà vu dans un rêve, mais elle n’arrive pas à s’en souvenir précisément.

On les conduit lentement dans les allées et les escaliers de l’hôtel vers le deuxième étage d’un bâtiment tout en rondeur, d’une architecture en cylindre encerclant une petite forêt de bambous. L’intérieur des chambres est d’un classicisme convenu. A travers les baies vitrées aux formes également arrondies, on aperçoit le lac. Il est tout proche derrière quelques arbres parsemés. Rien ne bouge à l’extérieur. Le paysage est figé comme sur une photographie panoramique. Kei s’imprègne de ces lieux. Elle regarde longuement la forêt et ses nuances de couleurs brunes. Ces yeux reviennent vers le bord du lac près de l’hôtel. Elle suit du regard un petit chemin de terre reliant une des portes de l’hôtel vers un pont d’accrochage pour petits bateaux. Il se dégage une mélancolie dans ce paysage qu’elle observe attentivement, mais cette mélancolie s’efface soudainement sous les rires d’Hikari, installée avec Masa dans la pièce d’à côté. Les deux chambres sont communicantes par une double porte qu’ils fermeront la nuit venue. Kei aimerait retrouver ce silence paisible, reprendre cet instant de mélancolie qui l’avait gagné, mais Hikari l’en empêche. « Profitons des dernières heures avant le couché du soleil pour visiter les environs. Pourquoi pas le Mont Komagatake juste à côté. »

Le Mont Komagatake est une montagne coiffée d’un sanctuaire, relié par un téléphérique faisant deux trajets par heure. Le paysage depuis les hauteurs de la montagne est presqu’irréel. On distingue à peine l’océan au loin, caché derrière des nappes de nuages épais. Une neige fine commence à tomber et le froid devient saisissant. Depuis le belvédère, Kei, Hikari et Masa allongent les bras pour attraper la neige dont les flocons grossissent de minutes en minutes. Le blanc immaculé envahit maintenant le paysage. Le soleil au loin perce d’une pointe de lumière, seule chaleur perceptible. Kei se sent attirer par cette chaleur, elle aimerait pouvoir sauter dans le vide et voler pour s’en approcher et ressentir cette lumière lui réchauffer les doigts. Elle imagine cette sensation de toutes ses forces. Cette lumière lui réchauffe le cœur et elle entend bien se saisir de chacun des rayons de ce soleil, jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière les montagnes à l’horizon.

Lorsqu’ils regagnent l’hôtel, il fait déjà nuit, mais la pleine lune agit comme un soleil. Ils prennent leur dîner dans un des restaurants de l’hôtel, un italien qui semblait bon marché et à la porté de jeunes gens. Kei se montrait tout particulièrement bavarde ce soir là, à la grande surprise d’Hikari. L’énergie solaire agit sur elle comme un déclencheur, au point qu’elle se dévoile beaucoup plus qu’à l’habitude pendant cette soirée. Elle évoque un secret qu’elle gardait enfoui depuis de nombreux mois. Son secret, c’est un amour caché mais qui reste platonique. Kei ne fera pas les premiers pas malgré les encouragements et les conseils innombrables qui feront le sujet principal des discussions de ce dîner. Kei termine cette journée le cœur léger. Ils rentrent dans leurs chambres en se souhaitant une bonne nuit. Kei n’a pourtant pas sommeil. Elle s’assoie au bord du lit et observe encore une fois le lac, cette fois-ci éclairé par la lumière de la lune. Il est presque minuit et la neige s’est maintenant calmée laissant place à un filet blanc sur la pelouse du parc et sur les feuilles des arbres. Il n’y a aucun bruit dans la chambre ni à l’extérieur. On aurait dit que le temps fut figé. Une barque approche pourtant lentement jusqu’au ponton près de l’hôtel. Kei ne distingue pas très bien la scène, mais les mouvements de cette barque l’intriguent. Elle semblait d’abord continuer son chemin sur le lac mais opère un virage pour accoster. Une personne se lève, une silhouette de grande taille. Elle descend de la barque et emprunte maintenant l’allée de terre entre les arbres. Elle se dirige vers l’hôtel mais s’arrête pourtant brutalement à mi chemin dans la pénombre. Seul son visage est éclairé d’un faisceau de lumière. Kei regarde attentivement cette silhouette désormais immobile et ce visage. Elle est comme aimantée, hypnotisée. Les traits du visage se font désormais plus clairs. Une mèche de cheveux blonds vient briller à la lumière de la lune. Elle reconnaît dans un instant d’effroi l’homme du parc, le crieur de Shinjuku. Elle étouffe un cri. Elle ne peut s’empêcher de regarder cet homme, ce visage familier qui devient de plus en plus distinct. L’homme du parc tourne son regard vers Kei. Il ne peut pourtant pas la voir car elle se trouve à l’intérieur de sa chambre sans lumières. Mais il semble pourtant la fixer du regard avec insistance. De toutes ses forces, jusqu’à déformer son visage, il crie des mots d’un son inaudible: « Echappes-toi ». Kei n’entend pas cette voix qui crie, mais comprend ce message.

Dans la pénombre de la chambre, Kei lui répond par un murmure: « Non. Pas ce soir. Pas cette nuit. ». D’un geste brusque, elle ferme le rideau de la chambre et reste assise immobile le regard fixe pendant quelques minutes. Ce soir, Hikari est à côté et la protège. Ce soir, la lumière l’emporte sur les songes. Elle n’a rien à craindre. Elle laisse échapper un soupir et un petit sourire à peine visible. Elle se jette à la renverse sur le lit et s’endort immédiatement, en toute sérénité.

Ce texte est la suite du précédent billet publié ici.

du songe à la lumière (2)

Kei se réveille en sursaut le lendemain matin. Hikari est restée jusqu’à environ 1h du matin pour repartir ensuite chez elle à pieds. L’alarme du réveil s’est déclenchée à 6h, comme tous les matins de la semaine. Elle oublie parfois de l’éteindre le samedi, mais elle ne s’accorde de toute façon que quelques heures de sommeil par nuit. En ouvrant d’une main approximative la fenêtre donnant sur le jardin public, un rayon de soleil traverse la pièce et dessine une ligne franche qui semble indélébile sur le tatami de la pièce unique de l’appartement. Le vent est frais pour un matin d’Octobre. C’est un appel vers le parc, il lui démange déjà d’aller y courir. Après avoir compter jusqu’à dix dans la chaleur du futon, elle se lève brusquement et enchaîne les mouvements systématiques pour se préparer rapidement, car l’appartement mal isolé est glacial tôt le matin. Il semble d’ailleurs faire bien meilleur à l’extérieur. Elle achètera un petit pain et un café en boîte pour le petit déjeuner au convenience store à quelques mètres d’ici. Avant de sortir de l’appartement, elle s’arrête devant le miroir de l’entrée comme elle le fait quelques fois. Elle se regarde pendant plusieurs minutes, observant attentivement chaque courbe et arête de son visage. Elle recherche en elle le visage de sa mère. Quand elle était petite, on lui disait parfois qu’elle ressemblait à sa mère, comme une copie miniature. Elles sont pourtant bien différentes, mais Kei s’obstine à rechercher en elle sur ce miroir de l’entrée un souvenir, une sensation qui se dégagerait soudainement. À la lumière du soleil d’automne, ses cheveux aux mèches blondes semblent beaucoup plus clairs et lumineux. Quand Hikari vient chez elle le soir, ce sentiment d’éclaircie soudaine la gagne à chaque fois, comme un rayon de soleil puissant transperçant de lourds nuages.

Kei ferme la porte d‘entrée après avoir saisi son petit porte monnaie et descend l’escalier extérieur. La rue est vide et silencieuse, déserte. Le convenience store à quelques pas d’ici est le seul signe manifeste de vie dans le quartier. Un jeune étudiant, les yeux entrouverts, assure le service matinal. L’entrée du parc Inokashira est toute proche. Il sera rempli à raz-bord dans la journée, mais à cette heure-ci tôt le matin, il n’y a personne. C’est presqu’inhabituel d’ailleurs qu’il n’y ait pas un chat, ou un promeneur de chien dans les allées du parc. Après quelques étirements rapides, Kei commence sa course. C’est un moment privilégié du week-end, en dehors du temps et de toutes obligations. Elle écoute souvent de la musique en courant dans les allées, mais elle décide aujourd’hui d’écouter les sons du parc, le vent s’engouffrant dans les feuillages, le bruit des branchages qui se cassent sous ses pieds. Aujourd’hui, elle n’a pas envie de s’évader et de s’extraire au monde. Elle ressent au contraire un désir inarrêtable de se reconnecter au monde.

Le pas de sa course s’accélère rapidement, et elle traverse maintenant au pas de course le pont pour piétons au dessus de l’étang. De l’autre côté de cet étang, de grosses goûtes de pluies commencent à tomber comme des masses. Une averse imprévue ou un orage peut être? La pluie devient de plus en plus forte, mais Kei ne se décourage pas et accélère même le pas. Elle y voit là une mission. Courir dans les allées du parc, de plus en plus vite et sans faiblir, devient soudainement nécessaire. La pluie lui frappe le visage de plus en plus fort. Le vent qui s’est levé s’organise en bourrasques pour essayer de la stopper dans son élan, mais rien ne vient altérer le rythme des mouvements de Kei. Peut être s’agit il d’un typhon? Kei n’en sait rien et elle s’en moque. Elle n’a plus le choix, son but est désormais de terminer cette course coûte que coûte. Comme une révélation, elle a maintenant la certitude que son monde en sera changé.

Ce texte est la suite du précédent billet publié ici.

du songe à la lumière

Pendant la journée, elle rêve du soir. Du haut du sixième étage de la tour de bureaux de Nishi Shinjuku, elle détourne les yeux de son ordinateur pour regarder en bas des tours. Pour tromper la monotonie qui la gagne petit à petit au cours de la journée, elle scrute d’abord la rue qui longe les buildings. Il y a la foule habituelle, en costumes et cravates, en jupes noires unies. Mais elle détourne de nouveau le regard, elle cherche un point d’ancrage qui la fera partir de ce monde pendant quelques minutes qui paraîtront des heures. Du sixième étage de la tour, on distingue le parc. Comme hier à la même heure, trois anciens font des exercices près des arbres. Leur rythme est régulier et ne semble pas être dérangé par les quelques pigeons qui tournent autour, parfois chassés par un chien en laisse. L’oeil de Kei s’attarde toujours trois secondes sur ces trois anciens, mais cherchent rapidement autre chose. Elle cherche un jeune homme aux cheveux blonds, qui criait hier par intermittences dans le parc. C’était une scène étrange. Elle n’entendait pas le son de sa voix bien entendu, mais les mouvements accentués de sa mâchoire lui faisait penser à un cri. Il lui aurait fallu des jumelles pour distinguer clairement les expressions du visage de l’homme du parc. Elle aurait pu emprunter celles du bureau voisin, celles de Mr Sasaki, certainement perdues dans un des tiroirs de l’armoire du fond. Mais ce n’était pas nécessaire. Elle distinguait une gravité dans ce cri. C’était une plainte, c’était certain. Il restait immobile et regardait vers le ciel. Il implorait quelque chose, quelqu’un, peut être Dieu. Cette scène avait quelque chose de fascinant. Les promeneurs du parc ne prêtaient pourtant nulle attention aux cris de cet homme. Peut être que ce cri était inaudible. Pourtant, Kei le ressentait, comme une vibration, un faible tremblement. Alors qu’elle était prise dans ses pensées, le chef de service Mr Kimura fit soudainement irruption dans le bureau, ramenant Kei à la réalité des affaires du jour, trois nouveaux dossiers clients à préparer pour le soir même. Plus le temps de s‘attarder dans le parc. Alors que Mr Kimura quitta le bureau en laissant ses ordres en demi phrases, tout en bas de la tour, dans le parc, l’homme avait disparu soudainement en l’espace de quelques secondes.

Aujourd’hui encore, en fin d’après-midi vers 16h, elle se perd dans ses pensées. Elle regarde d’abord à travers la baie vitrée de son bureau qui laisse réfléchir son visage et ses cheveux teintés en blond. Son regard rêveur descend ensuite vers le parc. Avec une certaine stupeur, elle retrouve cet homme près des trois anciens faisant leurs exercices journaliers. Il se trouve exactement au même endroit et il crie. Il crie comme elle ne pourrait jamais le faire, emprisonnée dans une vie qui s’est imposée à elle. Comme hier, cette scène lui procure une sensation étrange comme des vibrations légères qui lui prennent à l’estomac, puis au coeur jusqu’à la nuque. Des images de sa mère lui reviennent en tête à ce même instant. Elle fut porté disparu soudainement quelque part dans la banlieue de Nagoya, il y a tout juste un an. Les raisons de son départ restent inexpliquées. Des images de cette dispute lui reviennent ensuite en tête, des mots également qu’elle essayait d’oublier depuis son départ vers Tokyo sur un coup de tête. Elle essaie d’oublier mais cet homme blond dans le parc lui remet ces souvenirs en tête. Elle voudrait crier également, mais elle ne peut pas. Aucun son ne s’échappe. Regarder cet homme dans le parc a une vertu libératrice qu’elle n’avait pas soupçonnée le premier jour, jusqu’à cet instant.

Ce soir, Kei passe la soirée avec son amie d’enfance Hikari, également installée dans la banlieue Ouest de Tokyo un an avant elle. L’année dernière, Kei s’était installée près du parc de Inokashira, à quelques centaines de mètres de l’appartement de Hikari. Ce logement est temporaire, mais ça fait déjà une année qu’elle l’occupe sans réfléchir à un changement. Situé au deuxième étage d’un vieil et petit immeuble de briques rouges, l’appartement est composé d’une seule pièce en tatami, avec une petite cuisine dans l’entrée. L’unique fenêtre donne sur un jardin public tout en longueur, accolé au parc Inokashira. Plusieurs fois par semaine, un jeune homme vient s’y exercer à la guitare sèche tout en fredonnant. Il repart en général après une petite demi-heure, en direction de la station de trains. Il fait déjà nuit noire après 21h, l’heure à partir de laquelle Kei rentre de ses journées de bureau à Nishi Shunjuku. Cet air de guitare hésitant lui apporte un certain apaisement. Elle entrouvre la fenêtre et tend l’oreille, assise sur le tatami. Le son de la guitare se mélange avec le bruit des insectes du parc et avec le brouhaha enjoué des clients sortant de l’isakaya au bout de la rue. Cet homme à la guitare doit avoir le même âge qu’elle. Ces cheveux longs et teintés de mèches blondes lui cachent légèrement le visage. Il s’assoit toujours au même endroit sur un banc dans la pénombre. Elle ne pourrait certainement pas le reconnaître si elle le croisait par hasard dans une rue du quartier en pleine journée. Le morceau de musique sur lequel il s’entraine depuis une quinzaine de minutes ce soir ressemble à un vieux morceau qu’elle écoutait dans son enfance, dans la maison de Nagoya. Il ressemble à un morceau qu’écoutait sa mère, en disque vinyle, le samedi en début d’après-midi après le déjeuner. En écoutant ce morceau, la mère de Kei devenait contemplative, assise les mains jointes sur le sofa du salon. Kei n’y prêtait guère attention, car il fallait qu’elle se prépare pour son club de tennis à l’école. Hikari l’attendait à la station de bus du quartier et il ne fallait pas qu’elle perde une minute.

Un bruit de sonnette la sort soudainement de ses songes. Il est 21h30, Hikari vient d’arriver devant la porte de l’appartement. En se levant du tatami pour ouvrir la porte d’entrée, elle remarque à ce moment là que le joueur de guitare n’émet plus un son. Il semble être déjà parti du jardin public. « Je n’étais pas certaine que tu sois rentrée. Je suis donc passé par le jardin public et vu de la lumière et une fenêtre entrouverte. Tu es un peu en avance ce soir. » dit Hikari en entrant dans la pièce. Kei lui répond d’un mouvement de tête et ne lui demandera pas si elle a vu le jeune guitariste dans le parc. Elle a déjà la tête ailleurs, en regardant la photo de sa mère, sortie d’un tiroir de la commode et placée en évidence sur l’étagère de bois au dessus. Cela fait exactement un an aujourd’hui qu’elle a disparu. Kei ne pouvait pas passer cette soirée seule. En entrant dans l’appartement ce soir, Hikari dissipe les nuages, fait disparaître les songes et la ramène vers la lumière.