du songe à la lumière (4)

“Dis-moi au fait, ça va mieux?” demande soudainement Aki. Kei se trouve d’abord prise au dépourvu par la question de sa collègue mais reprend vite ses esprits.
“Oui, ça va beaucoup mieux. J’avais très froid et de la fièvre. Je suis resté couchée tout le week-end, mais ça va beaucoup mieux maintenant.” lui répond Kei d’un air qu’elle croit convainquant. Elle n’aime pas beaucoup mentir et elle est d’ailleurs assez maladroite dans ses mensonges. Elle donne toujours trop d’informations qui finissent par la trahir. En poussant un peu le questionnement, on aurait vite fait de voir clair dans son jeu. De toute manière, Aki pose cette question machinalement sans y éprouver un intérêt particulier, et il n’y a aucune raison qu’elle ait eu vent de cette excursion soudaine à Hakone.

Mais elle continue tout de même d’un air soucieux. « Ce n’était pas la grippe, j’espère? »
« Non, juste un gros rhume tout au plus. »
« Tu récupères très vite en tout cas, c’est beau la jeunesse. »
Kei est maintenant persuadée qu’Aki a des doutes sur sa situation du week-end, mais la conversation se termine brutalement au son de la sonnerie du téléphone. Aki est la voisine de bureau de Kei depuis son arrivée dans l’entreprise l’année dernière. Elle n’en est pas sûre mais on dit que ça fait trente ans qu’elle travaille ici. Elle connaît tous les rouages du service, son histoire, les conflits étouffés entre certains employés, même si elle, elle s’en tient toujours à l’écart. Elle semble toujours être d’une humeur homogène, ou du moins elle maitrise parfaitement les manières de dissimuler ses soucis et ses états d’âme. Aki a pris Kei sous son aile dès son arrivée dans le service. Elle lui a tout appris dans les moindres détails, petit à petit. Kei n’éprouve pas de passion pour ce métier mais elle ne vient pas non plus au bureau avec des pincements au cœur. Elle suit en quelque sorte les traces de son père qui travaille également dans le service d’administration clients d’une grande entreprise régionale d’assurance à Nagoya. C’était la voie par défaut qu’elle a choisi, ne pouvant se décider sur autre chose.

Interrompue par sa collègue, Kei a perdu le fil de ses calculs sur son tableur Excel. Dès qu’elle quitte l’ordinateur des yeux, il lui faut toujours quelques minutes pour se replonger dans ces chiffres qu’il faut additionner, multiplier, soustraire, combiner, réconcilier, le tout en se concentrant suffisamment pour s’extraire des bruits alentours. Alors qu’elle repère des yeux le point où elle peut reprendre son travail, une notification de message vient de nouveau l’interrompre. Elle décide d’abord de l’ignorer mais cette notification qui clignote sans interruption en bas de son écran, devient très vite insupportable. Elle abdique. Un léger sourire, presque indescriptible, se dessine sur son visage. C’est un message de Tani.

Tani, c’est Yoshiyuki Taniguchi. Il travaille au 10ème étage de la tour, dans une toute autre division du groupe. Il a seulement quelques années de plus que Kei. Ils avaient sympathisé quelques mois après l’arrivée de Kei, au restaurant de l’entreprise devant la dernière tartelette au chocolat qu’il restait au coin dessert. Le sourire poli mais généreux de Taniguchi l’avait tout de suite rendu sympathique. Ils se sont rencontrés plusieurs fois au restaurant de l’entreprise. Tani était attentif aux horaires de Kei et organisait ses pauses déjeuner en même temps qu’elle, sans lui dire. Au bout de quelques semaines de rencontres opportunes, Kei commença à comprendre qu’il ne s’agissait pas seulement d’un heureux hazard qui se répétait. Il y a une semaine, Tani lui proposa d’aller au cinéma après les heures de bureau. C’est assez inhabituel pour Kei d’aller au cinéma un lundi. Comme inquiet que Kei lui fasse faux bond, il avait préféré la recontacter au milieu de la matinée en lui envoyant ce message qui l’interrompt de nouveau dans son travail. Tani lui avait donné le nom du film qu’ils allaient voir, mais elle ne le connaissait pas. Elle ne se se rappelle plus du titre. Elle se souvient seulement qu’il s’agit d’un film indépendant d’anticipation où, pour des raisons écologiques, on éteint toutes les lumières et les machines dans les villes une fois par semaine. Pendant ce qu’on appelle le ‘jour de la nuit’, la loi interdit strictement toute utilisation d’appareils électriques et électroniques. Kei s’était demandée pourquoi le cinéma s’obstine toujours à inventer des futurs apocalyptiques. Même si elle a quelques doutes sur l’intérêt de ce film, la perspective de passer une soirée avec Tani la réjouit.

Kei n’éprouve pas vraiment d’attirance physique pour Tani, mais son regard aux yeux rieurs l’apaise et la place dans un sentiment de comfort inexplicable. Ce sentiment est rare pour Kei. Elle se sent un peu plus légère et les journées semblent plus fluides et remplies d’une lumière diffuse qu’elle serait la seule à ressentir. Elle avait essayé d’expliquer ce sentiment à Hikari et son ami Masa, le soir au restaurant de Hakone, mais elle n’avait pas réussi à se faire comprendre. On lui avait conseillé de faire le premier pas, mais il s’avère que le contraire s’est produit. Elle n’avait pas mentionné cette rencontre aujourd’hui lors de la soirée à Hakone. Peut être par peur qu’on la pousse à aller plus vite qu’elle ne le désire.

La fin de journée arrive très vite sauf les dernières minutes qui sont interminables. Elle ne sort pas du bureau en même temps que Tani pour ne pas éveiller de soupçons inutiles. Ils se sont donnés rendez-vous à Shibuya, près du cinéma à l’étage du magasin Diesel. Après être descendu de l’immeuble de Nishi Shinjuku, elle se cale dans les rangées d’employés de bureau rentrant chez eux. Il faut choisir une file et suivre le rythme dans le couloir couvert qui amène à la gare de Shinjuku. Elle évite toujours du regard l’oeil de Shinjuku placé à l’entrée du couloir près de la gare. Cette statue de verre en forme d’oeil gigantesque observe la foule qui marche inlassablement. Elle se sent observée comme si on épiait ses moindres gestes. Cet inconfort la pousse parfois à accélérer le pas et à effleurer les épaules des gens dans la foule en les dépassant.

Quand elle rentre dans le wagon du train, elle ne s’assoit jamais mais se cale plutôt contre la structure de tubes métalliques près des portes automatiques. L’homme à côté d’elle, assis sur la banquette, lit assidûment un vieux manga qui a l’air d’avoir été retrouvé dans un grenier sombre, perdu sous une pile de livres. L’homme assis en face de lui est assoupi mais se réveille soudainement à chaque arrêt. Il ouvre grand ses yeux globuleux avec insistance pour déchiffrer sur l’écriteau digital le nom de la station où le train arrive. On a l’impression qu’on lui a dérobé ses lunettes tellement il se concentre intensément sur les écritures. Kei le regarde regarder les écritures digitales alors il tourne le regard pour la regarder. Elle détourne elle-même le regard pour regarder la fille d’à côté. Elle pianote sur son téléphone portable à toute vitesse, fait de longues pauses immobiles en regardant son écran. Elle semble hypnotisée par la lumière qui s’en diffuse. Mais elle reprend soudainement ses mouvements rapides sans quitter son écran de l’oeil. Kei n’arrive pas à écrire vite sur son smartphone. Elle aime pourtant y écrire ses pensées comme sur un journal intime. La plupart de ses textes sont d’ailleurs insignifiants et elle ne les relit jamais, mais elle aime ce moment de dialogue avec elle-même. Elle prend son temps, lève la tête entre deux phrases et regarde autour d’elle. Parfois, ses doigts ne vont pas aussi vite que sa pensée, ce qui crée une frustration qui la pousse à vouloir écrire plus vite sans prendre la peine de vérifier si les phrases qui ont résultent ont un sens. Les corrections automatiques de mots peuvent parfois jouer des tours. Elle se dit qu’il ne suffira bientôt plus que d’écrire quelques mots pour que la suite du paragraphe s’écrive automatiquement, au fur et à mesure que la machine apprendra les habitudes d’écriture et les sujets de prédilection de son auteur. Cette pensée devient tout d’un coup effrayante et elle éteint son portable pour le glisser dans sa veste de cuir noir. Elle lève les yeux en regardant dans le vide, pour finalement apercevoir à quelques mètres d’elle, un homme assis la tête penchée sur son portable. Il se trouve derrière un groupe de quatre hommes en costumes discutant à voix hautes d’un ton enjoué et elle distingue un peu plus ce visage qui lui est familier au gré des mouvements du groupe d’hommes balancés par les virages de la voix ferrée. Elle reconnaît la forme de ce visage et cette chevelure blonde. C’est l’homme de la pénombre à Hakone, le crieur de Shinjuku. Dans son effroi, Kei fait un mouvement en arrière, le dos plaqué contre le cadre tubulaire de la banquette, et détourne le regard. Certainement surpris par son mouvement brusque en arrière, l’homme aux yeux globuleux lèvent maintenant les yeux vers elle. La fille au téléphone portable interrompt son pianotage pour la dévisager à son tour. Kei se sent prise au piège. Le vibreur de son téléphone portable se déclenche ensuite dans sa veste de cuir. Il vibre très brièvement. Kei ferme les yeux pour essayer de s’abstraire de cette situation, mais pense à cet homme qui la suit sans cesse. Peut être est ce lui qui lui envoie un message sur son portable. Elle n’ose pas regarder et ferme les yeux plus fort encore. La station de Yoyogi est passée. Il ne reste qu’Harajuku et ensuite Shibuya où elle va descendre. Elle prie pour que l’homme à la chevelure blonde disparaisse.

« Shibuya, Shibuya … » Kei ouvre les yeux et l’homme n’est déjà plus là. Il est peut être descendu à la station d’Harajuku pendant qu’elle s’était plongée volontairement dans le noir complet pour effacer ces images qui la hantent. La foule se bouscule à la descente du wagon et elle se laisse emporter dans le flot des passagers jusqu’aux portes de sortie. La foule se disperse, la laissant soudainement seule au milieu du hall de la station. Il faut qu’elle reprenne ses esprits et qu’elle dépasse ses peurs. Elle sort son iPod de son petit sac, un vieux modèle aux couleurs dorées, et commence à marcher droit devant elle. Dans les couloirs de la station, une jeune femme s’arrête brusquement devant une affiche de spectacle et lui bloque involontairement le passage. Elle porte un petit sac en tissu avec une blanche neige dessinée la tête à l’envers. Au dessus, on peut lire les inscriptions “Stay Weird” écrites en gros caractères. Au moment précis où elle aperçoit ce texte, les notes de guitares de métal industriel allemand du morceau Rammstein démarre dans ses écouteurs, l’effraie un peu mais agissent également comme l’électrochoc dont elle avait besoin pour reprendre pied dans ce monde. Kei a vu Lost Highway il y a plusieurs années en DVD avec son amie de lycée Namie. Elles sont toutes les deux passionnées de cinéma, notamment celui de Lynch, où l’association de la musique avec les images jouent énormément sur l’impact émotionnel déroutant qu’il provoque. Kei écoute de temps la bande originale du film lorsqu’elle rentre du bureau le soir, quand elle ressent l’envie d’entendre la voix de Bowie sur le morceau « I’m Deranged » ouvrant le film sur une route dans la nuit. Mais ce soir, elle ne rentre pas chez elle. Enfin pas tout de suite, car elle a rendez-vous avec Tani.

Ce texte est la suite du précédent billet publié ici.

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