oublier les cerisiers (6)

Je termine cette série en six épisodes sur les cerisiers en fleurs. Ils se font plus rares au fur et à mesure que l’on avance dans cette série. Nous sommes sur les trois premières photographies à Ikejiri Ohashi, sur le toit en pente de la jonction d’autoroutes métropolitaines. Un jardin en hauteur appelé Meguro Sky Garden (目黒天空庭園) couvre le toit. J’avais déjà parlé et montré ce jardin dans le ciel dans un billet de Juillet 2017. Il n’y avait pas grand monde dans ce parc à cette époque et j’en parlais comme d’un jardin secret. Il n’a plus grand chose de secret maintenant. À proximité de la jonction, une illustration déchirée posée sur les portes noires coulissantes d’un garage me rappelle le visage de David Bowie. Le vieux bâtiment juste à côté porte le nom de Warszawa, alors je me dis qu’il doit bien s’agir de Bowie, en référence au morceau de son album Low de 1977. Je réécoute du coup ce morceau et mon préféré de cet album, Subterraneans, à la beauté que je qualifierais d’extra-terrestre. Warszawa est en fait un espace de galerie disponible à la location pour des expositions. Et la Golden Week touche déjà presque à sa fin, me donnant encore un bon paquet de nouvelles photos à montrer sur Made in Tokyo, le beau temps de ces derniers jours nous ayant encouragé à sortir de Tokyo…

les carpes dans les flots urbains

On aperçoit les koinobori, des banderoles en forme de carpes, un peu partout au Japon pendant la période de la Golden Week pour la fête des enfants. Elles ne sont pas toujours mises en évidence et parfois accrochées à l’écart des grandes avenues, près des jardins publics et derrière les sanctuaires. Il y en a également, bien sûr, accrochées aux balcons des appartements en version miniature et en plastique. Sur les deux photographies de koinobori ci-dessus, les carpes suspendues à un fil au dessus de leurs ombres sont celles du sanctuaire Hikawa près de Ikejiri Ohashi. Les carpes dans lesquelles s’engouffre le vent sont positionnées au dessus de la rivière bétonnée de Shibuya, au niveau du parc de la pieuvre à Ebisu. Les deux photographies de koinobori sont encadrées par d’autres photographies de routes urbaines de diverses tailles qui m’évoquent des rivières: le flot des autoroutes convergeant vers un grand croisement à Ikejiri Ohashi, les six voix de l’avenue Yamate comme un large fleuve tranquille et une petite rue piétonne en pente, réminiscente d’une rue de village, comme un ruisseau dégringolant les collines de Daikanyama.

comme bloqué sur une boucle

Me revoilà assis dans ce café de Naka-Meguro après une longue marche de deux heures. Il est 7h du soir comme la dernière fois et la journée a été chaude. L’été est bel et bien commencé, mais se faisait plus supportable dans les rues de Meguro à partir de 5h du soir. Le but de mon parcours cette fois-ci était de suivre la rue Kyu-Yamate de loin, depuis les petites rues parallèles jusqu’à Ikejiri Ohashi. Je l’avais déjà montré il y a de cela quelques temps quand il était encore en construction, cet objet architectural massif ressemble à un bunker de béton aux formes arrondies et au centre creux. Il s’agit en fait d’une gigantesque boucle renfermant des voies d’autoroutes en spirale. La raison d’être de cette boucle est de réguler le traffic tout en joignant plusieurs autoroutes, rentrant dans Tokyo et périphérique au centre de Tokyo. Je le dis assez régulièrement mais les autoroutes suspendues intra-muros de Tokyo sont des véritables chefs d’oeuvres d’architecture et d’ingénierie. J’aime observer les courbes de ces morceaux d’autoroutes qui se rejoignent. Il y a une grande fluidité dans ces formes et une certaine légèreté du fait qu’elles volent dans les airs, au dessus d’autres rues. Je ne suis jamais rentré à l’intérieur de la boucle de Ikejiri Ohashi en voiture mais ça me tente d’essayer un de ces jours.

Je suis venu cette fois-ci jusqu’ici pour monter sur les toits de la boucle, qui sont aménagés en terrasse verte. Le terrain sur les toits est aménagé en jardin en pente avec des chemins pour se promener. Ce jardin dans les airs est très agréable, surtout à cette heure-ci alors qu’une brise commence à se faire légèrement sentir. Cet endroit est une fois de plus ce qui fait la beauté et l’intérêt de cette ville. On ne soupçonnerait pas qu’un tel jardin soit aménagé ici, au dessus d’un bloc de béton renfermant des lignes d’autoroutes. Je pense qu’il s’agit d’une norme urbaine, les toits des immeubles sont souvent recouverts de verdure. C’est aussi le cas de la résidence où nous habitons, où les toits sont recouverts de végétation bien qu’on ne puisse pas y accéder. A Ikejiri Ohashi, le jardin en hauteur est accessible jusqu’à 9h du soir. Il y a deux tours à proximité de la boucle qui sont reliées au jardin par des passerelles, mais malgré cela l’endroit était très calme. Je reviendrais certainement dans ce jardin secret.

Je passe le reste de ma promenade à zigzaguer dans les rues résidentielles entre le bunker de béton de Ikejiri Ohashi et la station de Naka-Meguro, en prenant des photographies quand un bâtiment me semble sortir du lot du commun résidentiel. On me dit parfois que mes photographies montrent un Tokyo vide, car il y a la plupart du temps personne sur les photographies que je prends. En fait, mes promenades photographiques m’amènent très régulièrement dans les rues résidentielles qui sont vides. C’est d’ailleurs assez étrange et ce n’est pas spécialement dû à la chaleur. Ces rues sont la plupart du temps vide de population.

Pour accompagner mon parcours, j’écoute Rashomon de Suiyōbi no Campanella 水曜日のカンパネラ. Ce n’est pas un album récent (2013), j’écoute petit à petit la discographie complète de ce groupe japonais mélangeant pop électronique et paroles à l’originalité débordante et d’un décalage certain. On trouve ce mélange sur tous les albums que je connais du groupe. Même si le chant de KOM I est parfois à la limite de la justesse, il y une alchimie qui fonctionne bien. La fantaisie dans l’enchainement des mots me fait revenir sans cesse vers cette musique unique. J’écoute ensuite AMOK de Atoms for Peace, sorti également en 2013. J’étais passé à côté de ce disque à l’époque de sa sortie, à part peut être un ou deux morceaux. Après avoir écouté le OKNOTOK de Radiohead, j’ai ressenti le besoin d’écouter des musiques similaires, d’où l’idée de se tourner vers ce projet de Thom Yorke. La musique y est assez sombre, et pas fondamentalement différente de ce que pourrait créer Radiohead à mon humble avis. Je trouve cet album d’une grande qualité bien que Pitchfork avait à l’époque un avis plus mitigé.

Alors que 7h approche bientôt, je gagne le café près de la gare en longeant la rivière Meguro. Le quartier change petit à petit et des boutiques ou autres salons de coiffure font leur apparition, remplaçant les vieux hangars. Les deux photographies ci-dessus montrent ces deux aspects du quartier: un vieil hangar qui résiste et la nouvelle librairie Tsutaya coincée sous la voie de chemin de fer.