du songe à la lumière (6)

“I’m not afraid anymore”, ces mots raisonnent dans sa tête d’une manière beaucoup plus prononcée que le reste des paroles du morceau qu’elle écoute ce soir allongée sous le futon. Il est presque minuit, mais elle ne trouve pas le sommeil. Beaucoup de choses tournent dans sa tête, ces peurs qui la hantent depuis de nombreuses années et qui reviennent continuellement par cycles. La musique qu’elle écoute n’est certainement pas un remède à son mal, mais elle ressent un certain réconfort à percevoir la noirceur d’âme des autres. Il faut que je cesse de me soucier inutilement de problèmes que je ne suis pas en mesure de régler. “She’s lost control” est scandé un peu plus tard dans un autre morceau de l’album. Elle l’écoute fort aux écouteurs dans son petit appartement, le regard fixant le plafond uniforme. Ses yeux cherchent un point d’accroche pour divertir son esprit des réflexions vaines qui la gagnent dès qu’elle ferme les yeux. Mais le morceau la ramène à ses pensées lorsque la voix de Ian Curtis, comme sortie des ténèbres, prononce encore ces paroles “She’s lost control again”. « Est-ce qu’il parle de moi? » pense t’elle. Comment faire pour ne plus perdre contrôle. Quand ses émotions deviennent trop fortes, le seul échappatoire qu’elle a trouvé est de fuir et trouver un lieu sûr. “Mais, je ne ne peux plus fuir sans arrêt. Comment ne plus avoir peur”. Ses réflexions tournent en rond, sans conclusions, comme d’habitude. Elle espère trouver dans ces réflexions les forces nécessaires qui lui permettront de surmonter ses peurs futures, mais en réalité celles-ci se répètent et rien ne change. Tout est immuable malgré sa bonne volonté et l’aide des gens autour d’elle. « Je suis pourtant là près de toi, au fond de tes rêves qui deviennent réalité. Je te donne ce pouvoir même si tu n’es pas à même de le contrôler. Endors toi maintenant, il est temps. » Les sons noirs de Joy Division s’effacent progressivement dans sa conscience, Kei abandonne ses dernières forces et s’endort profondément. Dans ses songes, elle pense à son amie d’enfance Rikako qu’elle n’a pas vu depuis plusieurs mois. Rikako Miyajima était une de ses meilleures amies lorsqu’elles étaient à l’école primaire, mais elles se sont éloignées quand le père de Rikako dut se déplacer jusqu’à Tokyo pour son travail. Toute sa famille déménageât et elles ne se revirent pas pendant de nombreuses années jusqu’au déménagement de Kei à Tokyo il y a presque deux ans. Elle avait pourtant gardé contact avec Rikako pendant toutes ces années, ne serait ce que pour donner des nouvelles des amis et amies que Rikako avait laissé derrière elle à Nagoya. La distance les avait éloigné mais Kei eu l’impression qu’elles ne s’étaient jamais vraiment séparées lorsqu’elles se sont revues pour la première fois depuis longtemps l’année dernière à Tokyo, dans un café bondé du Department Store Lumine de Shinjuku. Avec Hikari, Rikako est sa seule amie d’enfance vivant à Tokyo. « Tu devrais la revoir très vite, avant qu’il ne soit trop tard. La vie est quelque chose d’éphémère, ne l’oublies pas. »

Kei se réveille soudainement le lendemain à 6h en ayant le sentiment d’être revenue des profondeurs de la terre, tant son sommeil était intense. Elle ne se souvient jamais de ses rêves. Et si c’étaient des cauchemars, je n’en souviendrais peut-être », se dit elle. « Ou peut être, ne faudrait-il mieux pas ». Que ça soit un jour de semaine ou le week-end, elle se réveille toujours à la même heure, quand la ville autour d’elle est encore froide. Elle trouve un certain confort à penser être la seule éveillée dans le quartier. Elle ressent pendant ces quelques moments tôt le matin un grand sentiment de liberté. Elle entrouvre la fenêtre pour vérifier si la pluie annoncée la veille a déjà commencé. Elle est trop fine pour faire du bruit à travers les fenêtres fermées de l’appartement. Un vent léger et frais l’enveloppe. C’est une sensation agréable qu’elle recherche à chaque fois qu’elle ouvre cette fenêtre. Je ne pourrais pas courir ce matin, mais je peux lire au bord de la fenêtre en laissant passer la matinée. Lui vient l’idée de contacter son amie Rikako. Elles se voient souvent au même endroit, mais Kei a envie d’autre chose pour leur prochaine rencontre. Rikako serait peut être partante pour aller voir un concert. Elles partagent toutes les deux les mêmes goûts pour les musiques rock alternatives, comme celle qu’elle a écouté hier soir sous le futon. En ouvrant LINE sur son iPhone, une indication de message apparaît aussitôt de la part de Tani. Elle ne l’a pas vu depuis l’épisode de Shibuya. Enfin, ils se sont bien rencontrés à la cantine du bureau pendant la pause du déjeuner, mais c’était bref car Kei ressent depuis une certaine gêne. Tani a bien essayé de lui signifier sa compréhension, mais pour Kei, c’est déjà trop tard. Ils resteront certainement de bons amis dans le cadre professionnel.

Kei rejoint Rikako vers 8h du soir devant le studio Alta à la sortie Est de la gare de Shinjuku. « Tu t’es encore perdue dans la station? ». Kei acquiesce d’un mouvement de tête avec un bref sourire. « C’est le seul endroit où je me perds systématiquement, c’est comme si une voix dans ma tête m’indiquait à chaque fois la mauvaise direction ». Rikako ne porte pas beaucoup d’importance à cette réponse. Kei fait souvent des allusions à cette présence intérieure mais Rikako y a toujours vu une tentative de Kei de repousser ses responsabilités sur quelqu’un d’autre. Les responsabilités peuvent être une source naturelle de peur, et Rikako ne lui en tient pas gré de vouloir s’en échapper. Kei et Rikako s’étaient mises d’accord sur le style vestimentaire ce soir car elles allaient voir un concert de rock underground qui pouvait s’avérer musicalement agressif. Kei avait mis sa jupe courte noire sur des collants noirs et des boots Dr.Martens montantes. Derrière sa veste de cuir un peu usée, on devine les lignes distordues de « Unknown Pleasures » sur son t-shirt. L’irrégularité du graphisme faisant des pics lui rappelle sa propre instabilité, mais porter ce t-shirt lui donne en même temps la force d’une armure. Rikako avait elle une jupe à carreaux rouge et noire et une veste de jeans claire. On aurait pu croire qu’elles faisaient partie d’un groupe de rock si elles avaient des étuis à guitares accrochés sur les épaules. Elle se dirigent vers le quartier de Kabukichō sans entrer dans ses profondeurs, car la live house où elles iront un peu plus tard ne se trouve qu’à sa surface sur la rue Hanamichi. Rikako assiste régulièrement aux concerts du Loft de Shinjuku et a même lié connaissance avec certains groupes se produisant dans cette salle. C’est le cas de Ruka Akatsuki et Minami Tezuka du groupe Atomic Preachers qu’elle a découvert il y a trois ans. Elle avait tellement apprécier le duo vocal et leur manière d’alterner paroles rappées et chantées, qu’elle avait voulu leur communiquer directement son appréciation à la fin du concert. Rikako est le genre de personne à montrer franchement ses sentiments, contrairement à Kei qui reste beaucoup plus réservée et hésitante en toute situation auprès de personnes qu’elle ne connaît pas ou peu. On pourrait croire qu’elle est distante et hautaine. C’est une méprise qui lui joue parfois des tours. Elle ne révèle sa propre nature qu’aux personnes qu’elle connaît bien comme Hikari ou Rikako. Ces amies proches ont des personnalités très différentes d’elle, beaucoup plus communicatives et spontanées. Kei se laisse souvent perdre dans ses propres pensées au point où elle peut se laisser surprendre quand on l’interpèle soudainement. « Tu te souviens, je t’avais déjà parlé de Ruka et Minami ». Kei sursaute légèrement au son de la voix de Rikako, car son regard s’était perdu dans la foule marchant le long des enseignes lumineuses de l’avenue Yasukuni. « Oui, je me souviens que tu m’as parlé de ce groupe qui s’inspirait de Eastern Youth et Number Girl, que tu avais eu comme un choc en voyant le guitariste Ruka sur scène. » Kei révèle un petit sourire sur un coin de ses lèvres car elle sait que Rikako éprouve certains sentiments pour Ruka. « Oui, Mais tu sais que Minami est sa copine depuis qu’ils ont démarré le groupe… Ah! Voilà l’izakaya où je voulais aller ». Rikako change rapidement le sujet de la discussion en arrivant devant un immeuble ressemblant à tous les autres mais qu’elle reconnaît pour y être déjà venue il y a quelques mois.

L’izakaya se trouve au quatrième étage. C’est un petit restaurant sans grande prétention mais Rikako aime son ambiance tamisée et une certaine promiscuité. Une table se libère par chance devant une petite baie vitrée donnant sur l’avenue. « On sera bien là ». Kei acquiesce de la tête mais il faut qu’elle évite que son regard se perdre dans les lumières. Les lumières de la ville attirent sans cesse son regard, mais Rikako est là pour maintenir son intention. Elle parle de leur amie commune Hikari et de son histoire un peu floue avec Masa. Ni l’une ni l’autre n’a une compréhension véritable de la nature de leur relation. Kei évoque ensuite leur court séjour à Hakone et son histoire interrompue avec son collègue de bureau, Tani. Elle hésite quelques instants à révéler la raison de sa prise de distance avec Tani, depuis cette soirée à Shibuya, mais elle garde ces détails pour elle. Rikako a, elle, une vie amoureuse mouvementée et c’est toujours chose compliquée pour Kei de suivre le fil des histoires de son amie. Kei admire son audace, elle aimerait pouvoir faire de même et approcher les gens avec autant d’aisance que Rikako. Rikako était populaire à l’école, ses amies allaient vers elle et elle se portait toujours volontaire pour représenter la classe comme déléguée à la place des autres élèves. C’est une personnalité naturellement positive et son aura gagne les gens qui l’entourent. Encore maintenant, on ne sait par quelle magie les gens viennent naturellement engager une discussion avec Rikako, souvent pour ne rien dire, souvent pour le simple acte de discuter. Kei au contraire a beaucoup de difficultés pour entamer une conversation impromptue avec des inconnus. Elle est souvent en retrait quand Rikako entame une conversation avec des nouvelles personnes, mais elle sait aussi que Rikako ne la mettra pas à l’écart. Elles ont toutes les deux le même âge, mais Kei considère Rikako comme une grande sœur, qui serait juste un peu plus âgée qu’elle et qui serait là pour l’aider à vivre comme une personne normale. Kei se sent même redevable envers Rikako mais celle-ci ne semble pas ressentir ce sentiment de Kei. En contrepartie, Rikako trouve en Kei une personne de confiance envers laquelle elle peut exposer ses problèmes et avoir une opinion raisonnable pour les résoudre. Kei est une oreille attentive, sauf quand elle se laisse happer par les lumières de la ville à travers la baie vitrée d’un izakaya. Avec Rikako, Kei s’exprime sans retenue tout en évitant les sujets de ses peurs. Ce soir, chaque sujet de conversation est entrecoupé d’appels au serveur pour commander quelques brochettes de poulet et de légumes (la spécialité de l’izakaya que Rikako a choisit) et quelques verre de bière. « Oh, il est déjà presque 10h et le concert va bientôt commencer ». En quittant leur table au restaurant, Kei regarde une dernière fois les lumières à travers la baie vitrée. Sa chevelure au carré plus brune que d’habitude se reflète légèrement sur la vitre. J’aurais voulu me perdre un peu plus dans ses lumières, se dit elle à elle-même. Mais, Rikako déjà prête à sortir de l’izakaya la fait sortir de son début de rêve éveillé en l’appelant d’une voix forte qui ressemblait à un cri. Kei reprend immédiatement ses esprits. Personne dans le restaurant ne semble faire attention à cet appel strident de Rikako. L’ambiance dans l’izakaya est bruyante, faite d’éclats de rire soudains et de toutes sortes de tons de voix se mélangeant dans un brouhaha auquel l’oreille finit par s’habituer.

En sortant du restaurant et en refermant la porte, tout devient soudainement silencieux. Rikako a déjà descendu une partie des escaliers en appelant Kei à la rejoindre. Ce silence soudain lui fait entendre sa voix intérieure. Cette voix semble en fait venir de l’étage supérieur dans la cage d’escalier. C’est une voix frêle et difficile à entendre. Kei regarde vers le haut de l’escalier, sombre et aux airs inhospitaliers. Elle hésite à descendre immédiatement car Rikako l’attend en bas, mais quelque chose l’attire vers cette voix qui semble l’appeler depuis la pénombre. En marchant quelques marches et en tendant l’oreille, Kei perçoit quelques mots plus distinctement. « Tu sais que je suis proche… je suis avec toi pour toujours… ». Cette voix de femme lui est familière mais elle n’arrive pas à la reconnaître. Il faudrait qu’elle s’enfonce un peu plus dans la pénombre, juste quelques pas de plus lui permettrait de reconnaître cette voix qui lui semble si familière. Elle ressent dans la noirceur de l’escalier un danger qui l’attire , comme une gueule géante de léopard qui va l’avaler tout d’un coup si elle met un pied de plus en avant. Mais elle se sent prête à avancer un peu plus dans le noir. Elle est comme hypnotisée. « Viens à moi si tu veux savoir… Je te révélerais ce que tu veux savoir… Comment vaincre tes peurs… ». Alors que Kei s’apprête à monter une marche de plus dans la nuit de l’escalier, une main attrape brusquement son bras. « Kei, qu’est ce que tu fais, on va manquer le début du concert. » lui dit Rikako d’une voix un peu agacée. Kei cherche une excuse tout en reprenant ses esprits. « Excuses moi, je cherchais l’ascenseur ». « Dépêches toi, il faut courir jusqu’au Loft avant qu’ils ferment les portes pour le début du concert ». Elles dévalent ensuite les escaliers et commencent leur course effrénée dans les rues de Kabukichō. Cette course les fait même rire, l’alcool aidant peut être un peu. Elles évitent de justesse certains passants se trouvant sur leur course, tout en s’excusant sans convictions. La fraîcheur de cette nuit d’Octobre et cette course inhabituelle font aussitôt sortir Kei de la torpeur de cette cage d’escalier. Elle oublie même ce qui vient juste d’arriver et se laisse emporter par l’enthousiasme de Rikako qui rit à tue-tête. Rikako est capable de cela, ramener Kei sur le chemin d’une vie normale, avec en plus le trait de folie qu’elle ne trouverait pas seule. Dans ces moments là, la compagnie de Rikako devient une évidence et Kei se dit qu’elle aurait du mal à s’en passer, même si elle ne se voient qu’occasionnellement. Chaque rencontre avec Rikako est comme une piqure de rappel qui lui évite de se laisser emporter dans ses tourments.

Elles arrivent devant la porte du Loft deux minutes avant le début du concert, mais Atomic Preachers ne joue pas en premier. Ils sont deuxième sur une liste de trois groupes se produisant ce soir. Le premier groupe joue du rock industriel sous le nom de Die Unknown. « Pas très encourageant comme nom de groupe, tu ne trouves pas? ». Kei ne juge pas avant d’avoir entendu les premières notes de leur premier morceau. La puissance des guitares l’attirent d’abord mais la neutralité de la voix du chanteur la laisse indifférente. Rikako tire Kei par la main en direction de la salle sur la gauche de la scène. Il ne lui faut pas beaucoup d’efforts pour convaincre le staff à l’entrée des coulisses de les faire pénétrer à l’intérieur de la zone réservée aux artistes. Rikako aperçoit Ruka au fond du couloir dans la zone commune. Elle entraîne toujours Kei en la bousculant un peu dans sa précipitation. C’était comme si elle avait perdue toute appréciation du monde qui l’entoure et n’avait d’yeux que pour la personne de Ruka. Il les aperçoit arriver en trombe, non sans cacher son étonnement. « On voulait juste dire bonjour avant que vous commenciez à jouer ce soir. Minami n’est pas là ? », demande Rikako. « Non, elle a décidé de quitter le groupe il y a trois semaines, sur un coup de tête ». Kei remarque tout de suite son regard un peu fuyant comme s’il ne voulait pas donner plus d’explications, mais est surtout étonnée par sa voix plus grave que ce que laisse imaginer son physique plutôt frêle. En fait, plutôt que frêle, il est élancé, se dit Kei en corrigeant elle-même ses pensées. C’est vrai qu’il est plutôt beau et son regard sombre a quelque chose d’attirant. Ruka lève ensuite le regard sur Kei qui n’a pas encore été présentée. Rikako prend tout de suite les devants. « C’est ma meilleure amie Kei. Elle ne parle pas beaucoup au début mais il faut apprendre à la connaître ». Kei ne se sent qu’à peine gênée par cette présentation un peu directe, elle en a l’habitude. Elle penche juste légèrement la tête vers Ruka pour conclure cette présentation. Rikako continue. « Elle n’a peut être pas la même voix que Minami, mais tu sais, Kei est aussi une très bonne chanteuse ». En quelques secondes, Rikako révèle à un inconnu un de ses secrets bien gardés que seule Rikako avait connaissance. Kei se sent un peu gênée en faisant un signe de négation de la main car elle n’a rien d’une chanteuse, mais en même temps, une bouffée de chaleur lui réchauffe tout le corps. Ruka interrompt vite cette proposition en annonçant qu’un replaçant a déjà intégré le groupe depuis une semaine. « C’est une voix masculine atypique, genre falsetto ». Ruka regarde Kei droit dans les yeux comme pour s’excuser de refuser une proposition que Rikako n’avait de toute manière pas clairement énoncée. Ce regard la transperce et elle reste immobile pendant quelques secondes sans donner de réponses. La conversation restera brève car les quatre membres du groupe doivent maintenant se préparer pour leur passage dans quelques minutes. En sortant du local, Rikako ne cache pas son sourire qui ne laisse en général pas indifférent, entraînant de nouveau Kei par le bras. « Il est beau, non? » Chuchote Rikako à son amie d’enfance, en marchant d’un pas rapide dans le couloir des coulisses. Kei garde en tête ce regard sombre qui l’attire. Elle ne s’égare en général pas en commentaires spontanés mais cette fois-ci, il lui faut résister à l’envie de confier son sentiment à Rikako. Alors que la bassiste et compagne de Ruka semble avoir disparu sans de donner de nouvelles, Rikako doit penser avoir le champ libre et Kei n’est pas du genre en s’interposer volontairement entre deux personnes, surtout quand il s’agit de son amie.

Dans la grande salle du Loft, il y a environ 300 personnes amassées dans trois-quarts de la salle. Il fait très sombre et on se voit à peine. Rikako tient Kei par la main alors qu’elles essaient de s’approcher au plus près de la scène, parfois en jouant des coudes pour se frayer un chemin. Il y a de nombreux fans formant une barrière impénétrable, mais elles sont désormais assez proches pour pouvoir distinguer Ruka et les trois autres membres du groupe. Sans présentation, Atomic Preachers démarre leur set par un de leurs morceaux les plus connus « behind the red brick wall ». Ruka chante en anglais, qu’il maitrise naturellement en raison des origines anglaises de sa mère. Il démarre souvent ses morceaux par scander une phrase qui reviendra ensuite régulièrement comme un point d’accroche dans le morceau. Il y a une sorte de rage dans ses mots et sa manière de chanter qui déchaîne une partie de la foule. Rikako fait tout de suite corps avec ce mouvement de foule, en sautillant sur place, en levant le poing et en scandant quelques paroles du morceau en même temps que la foule. Kei reste beaucoup plus concentrée sur la musique qu’elle écoute. Elle ne se laisse pas déborder par les vagues de cette marée humaine qui l’entoure. La musique lui permet de s’extraire de ce lieu, mais pas d’une manière physique. Elle reste forte devant les mouvements de cette foule qui la bouscule involontairement, prise par le rythme du morceau. Elle s’imprègne de cette musique d’une manière tout à fait différente des autres. C’est comme si cette musique venait créer une réaction chimique dans son cerveau qui la ferait entrer dans un nouvel état d’être. Kei connaît également très bien ce premier morceau de leur deuxième album sorti un peu plus tôt cette année. Elle l’a souvent écouté dans son petit appartement de Kichijōji. C’est par contre la première fois qu’elle associe cette voix à ce regard sombre qui l’attire. Elle hésite à le regarder encore, car elle aura du mal à s’en défaire. Elle a l’impression qu’il pourrait lire dans ces pensées les sentiments les plus inavouables. Rikako, qui lui tient toujours la main, tire Kei d’un coup un peu plus fort et hors de rythme, la sortant de son état second. « C’est génial, non! ». Oui, le groupe sait clairement comment faire bouger les foules, mais en même temps, Kei perçoit comme une détresse dans les paroles de Ruka, certainement dû à sa manière de les chanter comme une complainte. Après quelques morceaux dans la même veine, Atomic Preachers entame une reprise de « She’s Lost Control » mais dans une version plus rapide et accentuant les guitares. Les yeux de Kei s’écarquillent en entendant les premières notes du morceau. Même modifiées, les sonorités de ce morceau qu’elle a écouté le soir d’avant la plongent soudainement dans un état de concentration intense. Son regard se fige sur la scène et tout le reste devient flou, même les mouvements de la foule qui l’entoure et qui la bousculait jusqu’à maintenant, même la présence de son amie Rikako à ses côtés. Elle est désormais seule devant la scène éprise de ce regard sombre qui la fixe maintenant obstinément. Ces sons arrivent jusqu’à elle comme si ils empruntaient une autoroute directe jusqu’à son cerveau. « Highway to your skull », pense t’elle sans le savoir. Elle se sent paralysée mais n’éprouve aucune gêne ni douleur. Elle reste immobile, seule dans la salle de concert désormais remplie d’obscurité. Elle distingue toujours les sonorités musicales mais celles-ci deviennent de plus en plus floues à mesure qu’elle s’enfonce dans ce monde obscur. Un point lumineux s’approche soudainement d’elle. Il s’agit d’abord d’une petite lumière mais elle grandit progressivement et ses contours se font de plus en plus précis à mesure qu’elle s’approche de Kei. Sans qu’elle s’en rende compte, Rikako se tient maintenant près d’elle sans dire un seul mot. Kei comprend d’elle-même que les paroles ne sont pas nécessaires dans ce monde. Le spectre devient désormais plus clair. C’est le visage de sa mère disparue apparaissant désormais distinctement. Au fond d’elle-même, Kei le savait déjà depuis qu’elle a entendu sa voix un peu plus tôt dans la soirée dans la cage d’escalier du restaurant. Son regard est lointain et Kei ne parvient pas à l’attirer vers le sien. Ses lèvres s’ouvrent doucement sans émettre un son, mais petit à petit, on devine qu’elle entonne une chanson pour enfants, celle où il faut traverser un passage avant que celui-ci se referme. « C’est la chanson tōryanse qu’elle me chantait quand j’étais petite lorsque l’on jouait dans le parc de Nakata ». « Il fallait que je traverse très vite le petit tunnel en forme de train avant que la chanson ne s’arrête, sinon je serais enfermée pour toujours ». Alors que ses souvenirs de petite enfance lui reviennent en tête, une forme très imparfaite de tunnel se dessine devant elle. N’écoutant que son instinct, elle s’enfonce dans ce tunnel vers un point de lumière lui donnant une direction. Il faut absolument qu’elle traverse ce tunnel avant que la chanson se termine ou quelque chose de terrible va se produire. Elle en est sûre et certaine, mais dans sa précipitation, elle a laissé son amie Rikako à l’arrière. Elle tente de crier de toutes ses forces vers Rikako restée immobile les yeux dans le vide à l’entrée du tunnel, mais les mots ne sortent pas. Le visage de Kei se déforme sous ses cris. « Rikako, dépêches toi! Il faut sortir avant qu’on nous enferme. Rikako! ». Le temps presse, que faire. Elle n’a pas le temps de revenir en arrière, il lui faut avancer dans ce tunnel avant qu’il ne soit trop tard.

Kei revient finalement à ses esprits, allongée sur deux chaises au fond de la salle du Loft. Une fille un peu plus jeune qu’elle lui tend un verre d’eau en criant en direction du bar. « Shinya, pas besoin d’appeler l’ambulance, elle a repris conscience ». « Ça va mieux? » lui demande la fille en présumant déjà que ça soit le cas. « Vous avez au moins repris des couleurs, vous étiez blanche comme un fantôme ». Kei fait un signe de la tête pour la rassurer. « Qu’est ce qui m’est arrivé? » demande péniblement Kei dans le bruit de la salle. Ce n’est plus le groupe de Ruka qui joue, Kei est en mesure de s’en rendre compte. « Vous avez perdue connaissance pendant le deuxième groupe, et une personne vous a porté jusqu’au fond de la salle. C’est certainement la chaleur de la salle, on a quelques problèmes d’air conditionné depuis hier ». Était ce Rikako qui l’a amené jusqu’aux chaises du fond de la salle? Kei n’en a aucun souvenir et Rikako n’est pas près d’elle. « Où est Rikako? » se demande t’elle à elle-même. « Vous savez où est mon amie Rikako? ». « Non, vous savez, je ne connais pas tout le monde ici, mais personne ne s’est approché pendant votre perte de connaissance, à part l’homme qui vous a amené ici près du bar ». « Vous avez l’air d’aller beaucoup mieux, je vous laisse assise là car Shinya m’attend au bar. Appelez-moi si vous avez besoin de quelque chose ». Kei, le verre d’eau à la main, assise sur une des chaises près du bar, reste confuse sur ce qui lui est arrivé. Elle se souvient de Ruka qui jouait des morceaux plein d’énergie avec son groupe. Elle voit Rikako à côté d’elle, le sourire aux lèvres en sautant sur place. Les images se brouillent ensuite. Peut être que Rikako est déjà dans les coulisses avec Ruka. Elle se lève doucement en faisant un signe de la main à la fille du bar pour lui indiquer que ça va mieux. A l’entrée des coulisses, le même garde la reconnaît et lui ouvre la porte sans qu’elle ait besoin de dire un mot. Elle reconnaît le bassiste au fond du couloir, et Ruka assis à une petite table, le visage baissé sur son smartphone. Il lève la tête en voyant Kei franchir le pas de la porte de la pièce commune. « Eh, Kei, c’est bien ça? ». « Oui. Je cherche Rikako, est elle passée ici? ». Kei en vient tout de suite au sujet qui l’intéresse, d’une manière un peu brusque qui ne semble pas perturber Ruka pour autant. « Non, je ne l’ai pas vu depuis tout à l’heure avant le concert ». Il demande également au bassiste à côté qui n’a pas non plus aperçu Rikako dans la salle de concert. Kei a du mal à cacher son inquiétude. « Elle est certainement sortie prendre l’air, il fait une chaleur difficile à supporter ce soir. Je l’ai déjà dit au régisseur ». Cette hypothèse semble plus que probable vu ce qui lui est arrivé un peu plus tôt, Rikako est peut être sortie avant que je perde connaissance, sans que je m’en rende compte. « J’aime bien ce t-shirt au fait » lui dit Ruka. « J’ai le même en fait. J’aime beaucoup Joy Division. On faisait même des reprises de cet album et de Closer il y a quelques années, mais je me suis rendu compte que je n’arriverais jamais à égaler l’intensité dramatique de Curtis. J’ai arrêté, du moins devant un public ». Kei comprend très bien ce qu’il veut dire. Bien qu’elle aurait voulu parler un peu plus avec Ruka en temps normal, elle reste préoccupée par Rikako. Ruka s’en rend compte et lui suggère une nouvelle fois d’aller voir à l’entrée du Loft. « Donnes moi ton numéro, je te contacterais si elle me donne des nouvelles ». Kei n’est pas vraiment persuadée que Rikako contactera Ruka avant elle, mais autant ne négliger aucune possibilité. Kei sort ensuite de la salle commune vers l’entrée principale. Ruka la regarde avec insistance alors qu’elle quitte la pièce, mais Kei ne s’en rend pas compte. Sans le savoir, Kei irradie la pièce. C’est peut être parce qu’elle semble être détachée des choses de ce monde que Ruka voit naître en lui une sorte de fascination. Il lui vient l’envie d’écrire sur cette fille aux cheveux noirs et aux boots montantes Dr.Martens, cette fille à la beauté mystérieuse, cette fille qui cherche son amie dans les rues dangereuses de Kabukichō. Sans s’en rendre compte, Ruka se met à fredonner Kabukichō no Joō.

Au moment de sortir de la salle de concert, Kei décide de vérifier une dernière fois si Rikako s’y trouve. Le troisième groupe a déjà terminé et la foule s’est déjà grandement dissipée de telle sorte que Kei peut maintenant inspecter des yeux chaque personne restante l’une après l’autre. Les lumières de la grande salle se sont finalement allumées, facilitant sa recherche mais aucune trace de Rikako. Elle se précipite ensuite à l’extérieur en forçant aimablement le passage dans l’escalier remontant à la surface de la rue. Il y une vingtaine de personnes réunies devant l’entrée du Loft. Marcher autour du building ne lui permet pas de trouver une piste qui pourrait l’aider. Que faire? Essayez de l’appeler. En ouvrant LINE sur son smartphone au nom de son amie, elle constate avec un certain étonnement qu’un message lui est laissée. Cette petite lueur d’espoir se transforme très vite en incompréhension. Un message énigmatique est laissé par Rikako. « J’ai vu le tunnel se refermer devant moi et il était trop tard. Excuses moi Kei, j’ai trouvé une autre voie qui me sépare de toi ». Kei est soudainement prise d’une sueur froide. Que veut bien dire son message ? Qu’est ce que ce tunnel qui se referme ? Pourquoi est elle partie sans prévenir ? Les questions se bousculent dans sa tête et lui font perdre l’équilibre. Elle pose un genoux à terre abîmant son collant noir et fait tomber son téléphone sur le bord du trottoir. « Reprends toi, Kei ». Cet iPhone est le seul lien possible qu’elle garde avec Rikako. Elle le saisit aussitôt et tente d’appeler Rikako. Elle laisse sonner une dizaine de fois dans le vide, mais Rikako ne répond pas. Plusieurs essais n’y changent rien, Rikako a disparu sans laisser de trace, à part ce message mystérieux envoyé il y a 45 minutes alors qu’elles étaient toutes les deux dans la salle de concert à écouter le rock agressif d’Atomic Preachers. Kei se sent perdue, ne sachant quoi faire. Peut être devrait elle laisser un signalement à la police, au kōban de Kabukichō juste à côté. L’agent qu’elle a devant elle l’écoute d’un air distrait, regardant sans arrêt un groupe de trois hôtesses de club s’écriant bruyamment de l’autre côté de la rue. Kei lui montre une photo de Rikako qu’elle a sur son smartphone et écrit sa déposition sur une petite feuille pré-formatée en laissant son numéro de téléphone. On l’appellera s’il y a du nouveau lui dit on d’un ton systématique qui veut dire ‘J’en ai vu bien d’autres, ici c’est Kabukichō, les gens disparaissent parfois mais ils finissent toujours par réapparaître et rentrer chez eux quand leurs porte-monnaies sont à sec’. Elle ne peut rien faire de plus ici. Elle tente de lui laisser un message sur LINE, mais sans réponse. Kei ressent une grande solitude qui l’envahit. Elle ne peut plus supporter cet endroit, il faut qu’elle parte vite d’ici. La rue autour d’elle devient oppressante, elle a l’impression qu’elle se referme sur elle petit à petit. Il faut marcher vite jusqu’à l’avenue Yasukuni avant qu’elle ne se retrouve enfermée dans ce monde hostile. Pourquoi suis je venu ici ? Où est Hikari ? J’ai tant besoin d’elle. Dans toute la confusion qui envahit son esprit, elle marche sans arrêt vers la gare de Shinjuku, parmi la foule qui veut aussi prendre le dernier train. La foule humaine l’entraine lorsqu’elle s’approche de la porte Est de la gare. Elle n’a pas la force de contrer ce mouvement et ses pas suivent mécaniquement ceux des autres. Il faut que je me sorte de ce torrent, je me noie. Alors qu’elle perd pied dans le flot qui l’entraine, une main lui attrape le bras de justesse. Une douceur soudaine lui réchauffe une partie du corps. « Cette main m’est familière » se dit Kei. Hikari se tient devant elle dans un halo de lumière. C’est du moins la manière dont Kei entrevoie d’abord Hikari au moment où elle se libère finalement de la foule. « Kei, je t’attendais mais j’ai failli te manquer. Tu marchais les yeux fixes sans regarder autour de toi. Il s’est encore passé quelque chose d’imprévu, n’est ce pas? ». Kei n’a plus les forces d’expliquer ce qui s’est passé à Hikari mais elle ressent que ce n’est de toute façon pas vraiment nécessaire. Hikari saisit une nouvelle fois Kei par la main et l’entraine à l’intérieur de la station. La ligne Chuo qui les ramènera à Kichijōji vient d’entrer en gare. Il est presque minuit et demi, et Kei est prise d’une immense fatigue. Au côté d’Hikari, elle relâche toutes ses gardes. Sur la banquette du wagon, elle s’endort doucement sur les genoux d’Hikari. Elle lui touche doucement les cheveux pour corriger ses lignes. Chaque mouvement de main semble lui éclaircir sa chevelure et sa noirceur ne semble déjà être qu’un lointain souvenir. Rien ne semble être en mesure de la réveiller, mais cette nuit encore, Kei ne pourra pas dormir seule.

Ce texte est la suite du précédent billet publié ici et disponible en version complète sur la page suivante.

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