rêve d’enfant

Cette maison de béton et de verre aperçue en direction de Yebisu Garden Place, non loin de la voie ferrée, est intéressante pour ses surfaces extérieures en damier. Lorsque l’on prend la façade principale en photo, les voitures des trois maisons individuelles placées juste à l’opposé se reflètent exactement dans chacune des plaques de verre teinté. On dirait un jeu pour enfants. Je découvrirais plus tard au hasard de mes recherches sur Internet que cette maison s’appelle N HOUSE par l’architecte Manabu Chiba (2013). Pour le bâtiment blanc de la dernière photographie, par exemple, je n’identifie que maintenant qu’il s’agit de T-Office par l’architecte Satoko Shinohara de Spatial Design Studio, alors que je recherchais des références sur House in a plum grove, dont je parlais auparavant. J’adore explorer les listes comme celle-ci construite par des enthousiastes d’architecture japonaise, car elles me permettent très souvent de mettre des noms d’architectes sur des bâtiments que j’ai déjà vu et pris en photo dans le passé. Les adresses ne sont bien sûr pas indiquées, mais le nom de l’arrondissement est parfois mentionné. Vu la taille des arrondissements, il est très difficile de trouver sur Google Maps une maison avec la seule indication de l’arrondissement. L’association d’un nom d’arrondissement et d’une photographie extérieure d’ensemble de la maison permet parfois de découvrir où elle se trouve, mais c’est au prix d’un travail minutieux de recherche sur Google Maps et ça n’aboutit que rarement. J’ai par exemple recherché plusieurs fois les bâtiments suivants: White Base de Architecton / Akira Yoneda, Mosaic House de TNA / Makoto Takei & Chie Nabeshima) ou encore On the cherry blossom house de Junichi Sampei / ALX, sans succès malheureusement à chaque tentative. J’envoie donc une bouteille à la mer ici au cas où un lecteur de ce blog aurait ces précieuses indications (ou d’autres lieux intéressants que je n’aurais pas encore photographié). L’avant dernière photographie de cette série montre l’auto-école Hinomaru dont l’énorme boule, rouge d’ordinaire, a été repeinte en blanc en vue des Jeux Olympiques de 2020. On voit de plus en plus d’affichages de ce style alors que les Jeux approchent petit à petit, mais rarement de cette taille.

La dernière image de la série, le bâtiment T-Office dont je parlais plus haut, entre étrangement en symétrie avec l’image extraite du manga Dōmu, rêve d’enfants, de Katsuhiro Ōtomo que je viens de finir de lire. Les immeubles sont de taille et de standing bien différents mais la ressemblance de forme et de perspective m’interpellent. Les illustrations de Akira vues dernièrement à Shibuya devant le Department Store PARCO en re-construction m’ont certainement poussé inconsciemment à revenir vers l’oeuvre de Katsuhiro Ōtomo. Je ne connaissais pas du tout Dōmu, sorti en livre au Japon en 1983, après une parution initiale en série dans un magazine manga dès 1980. Dōmu précède Akira dans la bibliographie de l’auteur. Sans atteindre les hauteurs épiques de Akira, on retrouve quelques éléments similaires comme la force psychique de certains personnages, une petite fille et un vieillard. L’histoire démarre sur une intrigue policière. Une investigation se met en place alors que plusieurs suicides inexpliqués ont lieux dans un même complexe d’immeubles de logements. L’histoire prendra ensuite des allures fantastiques, en mélangeant les personnages bizarres et à problème, les disparitions mystérieuses et autres phénomènes anormaux. L’arrivée de la petite Etsuko viendra perturber les événements affreux de la barre d’immeubles. Alors que les adultes, la police d’investigation, semble piétiner sur ces affaires, ce sont les enfants qui prennent le relai et viennent dénouer cette histoire.

On reconnaît dans Dōmu quelques prémices du Akira qui va suivre et le même style graphique bien qu’on soit ici dans le monde présent emprunt de beaucoup de réalisme. D’ailleurs, la barre d’immeuble de l’histoire qui a inspiré Ōtomo est celle du complexe Takashima Daira construit dans les années 1970 dans l’arrondissement de Itabashi au Nord de Tokyo. Ci-dessus est une photographie d’une partie des immeubles, que j’emprunte pour illustrer mon propos, avec un lien vers la page d’origine. Au sujet de ce complexe, Ōtomo disait la chose suivante:

I had the idea for the basic plot [of Dōmu], but I had difficulty in deciding where to set the story. One day I read a newspaper and a small article caught my eye. It said that at the Takashina-Daira Estates (a huge public housing project complex on the outskirts of Tokyo) dozens of people killed themselves each year by jumping from the buildings. I suddenly realized that there was setting for Dōmu…

L’histoire et son environnement prennent leur source dans des faits réels, et ce réalisme des lieux montrées m’a toujours marqué chez Katsuhiro Ōtomo. Toujours dans la préface de Dōmu, une autre citation m’interpelle pour le souci de l’auteur a montrer les lieux tels qu’ils sont, sans artifices inutiles, sans supercheries et c’est moi qui rajoute, sans filtres embellissants. C’est interessant de penser à ce souci de réalisme dans l’approche pourtant futuriste qu’il suivra pour Akira.

My interest in illustrating is a matter of seeing the people and things around me and not a matter of longing to see beautiful scenery. More than the picturesque, I love those places alive and sweltering with humanity… Some time ago, I tried very hard to arrange three rocks as naturally as possible, but no matter where I placed them, I couldn’t succeed. Maybe it’s my fascination with that which lacks artificiality. At any rate, nature doesn’t aim at pleasing an audience, and that fascinates me …

Je ne lis pratiquement plus de manga depuis au moins une vingtaine d’années mais c’est fantastique de se replonger maintenant dans l’oeuvre de Katsuhiro Ōtomo, qui m’avait fait tant rêver quand j’étais adolescent. Je m’étais tout de même replongé dans les six tomes de Akira l’année dernière et j’ai maintenant envie d’en lire un peu plus. Je vais peut être relire la série Mother Sarah que je ne suis pas sûr d’avoir lu en entier à l’époque.

just outside the black hole

En hiver, la lumière du soleil est basse le matin et renforce les ombres se projetant sur les immeubles. C’est intéressant à observer mais c’est également difficile de rendre intéressant en photographie ces ombres imprimées sur les surfaces. Il faudrait que j’observe un peu plus les ombres, car je n’y portais pas grande intention jusqu’à maintenant. Certains photographes se font spécialistes dans la capture des ombres et des impressions qu’elles laissent sur le paysage urbain. Ce billet est d’ailleurs rempli d’impressions mais de styles très différents. L’immense graph représentant deux figures féminines très colorées à Daikanyama sur la première photographie vient comme contraster avec les dessins abîmés de personnages de cartoons sur un mur de jardin public sur la dernière photographie. J’aime toujours autant prendre en photo les stickers sur les murs ou sur les vitrages, surtout quand ils sont regroupés sur un petit espace et qu’ils se chevauchent parfois. C’est une bataille où chaque autocollant essaie de s’imposer sur les autres par des couleurs frappantes ou des illustrations parfois choquantes, le tout pour essayer d’attraper le regard des passants. Je me laisse volontiers attirer par cette forme d’art de rue, façon guérilla urbaine. Dans ce quartier de Naka-Meguro, je retrouve plusieurs fois un visage dessiné aux cheveux noirs courts, que j’avais déjà aperçu et pris en photo près de Ebisu. A Daikanyama, l’agressivité d’une enseigne sur une porte vitrée me surprend. Au Japon, on peut s’attendre à tout en terme d’enseignes écrites en anglais et en français. Le « Love » écrit à l’envers est évidemment un effet de style mais me rappelle également le titre Evol d’un des premiers albums de Sonic Youth. Le sous-titre est plus inquiétant par contre et on se demande si l’anglais utilisé est bien compris vu comme il est angoissant. S’il s’agit d’une entreprise installée derrière cette vitre, on doit moyennement apprécier d’y travailler, à moins d’être de ceux qui acceptent de se tuer à la tâche.

Depuis que je me suis mis à écouter d’un peu plus près la musique J-POP et le rock japonais à tendance alternative, j’ai entendu maintes fois parler de l’artiste musicienne et compositrice Seiko Oomori 大森靖子. Ça paraissait même tellement une évidence d’apprécier la musique de cette figure de la scène alternative, que je m’en étais volontairement éloigné. En fait, j’avais écouté quelques morceaux par-ci par-là au hasard de ce que l’on peut trouver sur YouTube, mais je n’avais pas été à cette époque particulièrement emballé par cette musique. À vrai dire, bien qu’alternative, je trouvais à priori cette musique comme étant trop proche de ce que l’on peut entendre chez les groupes d’idoles construits de toutes pièces. Je me suis quand même décidé à écouter un album, en l’occurrence celui qui est réputé comme étant son meilleur, TOKYO BLACK HOLE, sorti en 2016. À ma grande surprise, j’apprécie les morceaux que j’écoute au casque en me promenant dans les rues de Shibuya. Il y a beaucoup de morceaux très accrocheurs, à commencer par le premier prenant le titre de l’album TOKYO BLACK HOLE, et qui place tout de suite la barre très haute. Les morceaux jouent assez souvent sur les changements assez imprévisibles de rythme. Il y a ici un talent certain de composition. A vrai dire, les morceaux qui s’enchainent de manière très fluide sont très travaillés musicalement et forment une grande unité malgré leur variété. Le style est dans l’ensemble très pop mais la manière de chanter de Seiko Oomori, parfois un peu nonchalante, parfois enfantine, parfois en complainte parlée, parfois excitée, rend ces morceaux très intéressants à l’écoute et à la réécoute. Le deuxième morceau très théâtral Magic Mirror (マジックミラー) est certainement le morceau le plus abouti de l’album, notamment pour l’émotion crescendo qui s’en dégage, appuyée par un flot inarrêtable d’instruments à cordes. Presque tous les morceaux me plaisent à part ce morceau Dramatic Shiseikatsu (ドラマチック私生活) qui joue trop à mon avis sur le terrain de la pop song d’idole. Enfin, Seiko Oomori a un grand amour pour la culture des idoles, elle a même créé son unité récemment appelée ZOC, et c’est un peu ce qui me gêne car je trouve cette culture inintéressante et rétrograde. Mais Seiko Oomori mélange les styles et brouille les cartes sur cet album, ne serait que par le morceau qui suit Mushusei Romantic ~Encho-sen~ (無修正ロマンティック ~延長戦~), en duo, beaucoup plus mature. On croirait, avec beaucoup de plaisir d’ailleurs, entendre un ancien morceau de Sheena Ringo. Comme je le disais plus haut, cet album parvient à garder une unité, même en mélangeant les influences. La guitare acoustique côtoie des éléments électroniques, mais aussi des poussées de guitares comme sur le morceau ■Kkumi, ■Kkumi (■ックミー、■ックミー). On écoute Tokyo Black Hole dans son ensemble sans s’ennuyer, notamment par des morceaux ultra dynamiques voire un peu poussifs comme Nama kill the time 4 you ♥ (生kill the time 4 you ♡), des morceaux plus sucrés et amusants comme Aishiteru.com (愛してる.com) ou à la limite rappé comme l’excellent SHINPIN. Sur ce morceau, je comprends pourquoi on voit certains rapprochements entre le phrasé de Haru Nemuri 春ねむり et celui de Seiko Oomori. Cette inventivité tant dans l’approche musicale que dans l’interprétation que l’on sent très authentique de ces morceaux, rend cet album très attachant et a très certainement bousculé mes à priori. Ce que pensait être une curiosité se trouve être un excellent album selon mes standards personnels.

かめはめ波

Près de Harajuku, la boutique Asoko placée sur la rue Meiji change régulièrement sa devanture. Cette journée là, on avait le plaisir d’y voir dessiner le jeune Sangoku de la série Dragon Ball avec ses acolytes habituels. C’est amusant de tomber par hasard sur ce grand dessin. On aimerait que Goku nous sorte de ses paumes le fameux Kamehameha, histoire de réchauffer l’atmosphère en cette période de froid hivernal. On se contentera de les regarder, indifférents à notre pauvre sort de piétons en hiver. Les photographies de ce billet mélangent les lieux, en passant de l’immeuble noir et mystérieux Humax Pavillon de Hiroyuki Wakabayashi entrevu dans l’espace ouvert entre deux rues à Shibuya, puis vers Naka-Meguro devant une petite galerie ouverte sur la rue devant la rivière Meguro. A Ebisu, il s’agit d’une scène de rue le matin où on ressent des traces de l’animation du soir précédent. Ces traces sont invisibles mais une ambiance de calme après la tempête règne sur cette rue pratiquement vide, devant les devantures fermées des bars et restaurants. A Hiroo, on détruit un immeuble à coups de pelleteuses. La destruction prend quelques jours seulement mais on ne sait pas encore exactement quel objet architectural va naître de ce gravas de pierres et de tiges d’acier. Vu les régulations sur la hauteur des bâtiments dans le quartier, ça ne devrait pas être une tour qui va pousser par ici.

Togawa Fiction est très different de tous les autres albums de Jun Togawa 戸川純 ou de YAPOOS ヤプーズ. Il est sorti en 2004 après une période de silence pour les raisons mentionnées dans un billet précédent. La voix de Jun Togawa et l’ambiance musicale sont très différentes. Les deux premiers morceaux en particulier sont sauvages et chaotiques. Le long et sublime premier morceau Counsel Please カウンセル・プリーズ est composite flirtant avec le prog rock, ce qui est nouveau dans la discographie de Jun Togawa. Sa manière de chanter est également plus rugueuse et brute, ce qui me fait dire qu’un novice pourrait difficilement commencer par cet album si il ou elle souhaitait découvrir la discographie de l’artiste (il faut mieux par exemple commencer par Tamahime Sama). L’approche est expérimentale sous les abords de pop enjoué du deuxième morceau Open the door オープン・ダ・ドー. On ne peut pas nier une pointe de folie qui peut décontenancé l’auditeur. Il y a, dans cet album, encore moins de compromis musicaux que dans les albums précédents. La dynamique imparable des deux premiers morceaux leur donnent un impact fort mais ce sont aussi les morceaux les plus difficiles d’accès. Comme on peut le comprendre maintenant et depuis le tout premier album, Jun Togawa n’a aucune intention de faire de la musique standardisée ou formatée. Il y a tout de même plusieurs morceaux où l’on retrouve son style de voix comme ce morceau Haikei Paris ni te 拝啓、パリにて sur un voyage à Paris, d’abord mené sous les apparences d’un fleuve tranquille comme La Seine. Mais le flot se distord au milieu du morceau après les quelques mots en français « Mademoiselle Jun… ». La machine se détraque ensuite et les paroles et mélangent et deviennent confuses. C’est un morceau très intéressant dans sa construction. Le morceau suivant Sayonara Honeymoon さよならハニームーン est beaucoup plus lent et sombre. On y devine une souffrance exprimée par le timbre de sa voix et par la musique ténébreuse avec effets sonores inquiétants. Ensuite, commence le morceau titre Togawa Fiction トガワ フィクション, beaucoup plus lumineux et rapide. C’est un morceau pratiquement instrumental mais avec des ajouts d’un duo de voix, dont celle de Togawa et d’une voix masculine. J’adore la petite phrase prononcée avec un humour roublard par la voix masculine, peut être celle du compositeur du morceau Dennis Gunn, nous disant « ちょっと悪いは最高じゃ », qu’on traduirait par quelque chose comme « Être un peu mauvais, c’est ce qu’il y a de meilleur ». Le morceau fait un raccord bienvenu avec les morceaux de YAPOOS, ce qui n’est pas très étonnant vu que le compositeur est un ancien membre du groupe. Le dernier morceau concluant cet album Oshimai Choueki Home おしまい町駅ホーム, qui est d’ailleurs plutôt un mini-album car n’ayant que 6 morceaux, repart dans un certain apaisement mélodique. Sur ce mini-album, on ne retrouve pas tout à fait la gamme vocale dont on était habitué sur tous les albums de Jun Togawa. Elle a malheureusement un peu perdu de son étendue vocale, mais tente ici d’y remédier. Ce dernier morceau est très beau musicalement, avec un ensemble orchestral, le Jun Togawa Band, et la présence marquée des violons et du piano. Cet album Togawa Fiction est un objet musical à part, même dans la discographie de l’artiste. Elle ne sortira malheureusement pas de nouveaux morceaux originaux jusqu’à présent.

Ces dernières années, et même en cette année 2018, il y a eu des albums de reprises d’anciens morceaux re-arrangées avec d’autres groupes comme l’album Watashi ga Nakou Hototogisu わたしが鳴こうホトトギス (2016) avec le groupe japonais Vampillia, dans un mode rock mélodique, Togawa Kaidan 戸川階段 (2016) avec le groupe Hijokaidan 非常階段 mené par Jojo Hiroshige JOJO広重, dans un style beaucoup plus noise rock, et finalement cette année des versions au piano avec Kei Ookubo おおくぼけい de Urbangarde sur l’album Jun Togawa avec Kei Ookubo (2018). Je n’ai écouté que quelques morceaux de ces albums de reprises, mais je n’arrive pas à m’enlever l’idée de la tête que je préfère grandement les versions originales qui sont difficiles à égaler tant par les qualités musicales que par la puissance de la voix de Togawa. Force est de constater, comme je le disais plus haut, qu’elle a perdu de son étendue vocale suite à des problèmes de santé. Écouter Teinen Pushiganga ou Nikuya no you ni sur les albums Tamahime Sama et YAPOOS Keikaku respectivement est une expérience incomparable à ces nouvelles versions. Ceci n’amenuise pas les qualités de pianiste de Kei Okubo, par exemple, mais pour quelqu’un comme moi qui ne découvre que maintenant et d’un bloc le répertoire entier de Jun Togawa, la comparaison est difficile à tenir. J’espère vraiment que Jun Togawa pourra dans les années qui viennent se remettre en situation d’écriture de nouveaux morceaux auxquels elle pourra adapter sa voix actuelle en pleine réformation. En attendant, j’écoute des albums Live comme Ura Tamahime Sama 裏玉姫 sorti en 1984, qui est comme un album à part entière car la plupart des morceaux ne sont pas présents sur l’album Tamahime Sama. J’adore la manière innocente et polie par laquelle elle introduit des morceaux à tendance punk sur ce Live. Tout l’art de Jun Togawa est dans un décalage subtil. Je n’ai pas parlé jusqu’à maintenant de son troisième album solo intitulé Suki Suki Daisuki 好き好き大好き, car ce n’est pas mon préféré bien qu’il s’agisse de son album le plus connu. Le morceau titre est fabuleux mais le reste de l’album me plait moins, car il joue trop sur la parodie des idoles de l’époque. Je le mets donc de côté pour l’instant, avec l’intention d’y revenir un peu plus tard.

J’écoute maintenant les trois albums de Guernica, le groupe qu’elle a formé avec le compositeur Koji Ueno et le parolier Keiichi Ohta, avant sa carrière solo, au tout début des années 1980. Les morceaux de ces albums sont inspirés de la musique des années 1920/1930, mais composées aux synthétiseurs sur le premier album Kaizo Heno Yakudo 改造への躍動. Il y a de très beaux morceaux comme ceux du EP initial du groupe Ginrin wa Utau 銀輪は唄う et Marronnier Tokuhon マロニエ読本. L’ambiance y est très particulière. On dirait des odes à la modernité et au progrès, à travers les titres et les thèmes. Je comptais d’abord écouter ces trois albums comme des curiosités mais je me surprends à y revenir. Je vais maintenant voguer vers d’autres découvertes musicales, mais la musique de Jun Togawa était une découverte exceptionnelle cette année. Certes très en retard, mais mieux vaut tard que jamais.

Ceci étant dit, je ne tarde pas trop à tomber sur des nouvelles musiques intéressantes avec le Demo EP de Mariko Gotō alias DJ510mariko, qui ressemble à un Kamehameha que l’on recevrait en pleine figure. Le premier morceau NeverEnding Story ねばーえんでぃんぐすとーり commence comme un morceau typique d’idole japonaise mais est très vite maltraité, comme passé au courant triphasé les doigts dans la prise, vu la rapidité du chant et le massacre volontaire de la batterie. Le morceau est rempli d’une frénésie musicale et vocale, mais à l’énergie follement communicative. Il s’agit en quelque sorte d’un exercice de “destruction” de morceau standard en y apportant une interprétation non conventionnelle voire même hystérique. La tension ne va qu’en s’intensifiant au fur et à mesure des 4 morceaux du EP. Le deuxième morceau Breeeeeak out!!!!! est encore plus détonnant avec le parti pris d’une voix aiguë superposée sur des cris sourds en guise de batterie et d’une musique électronique crachotante. Le morceau suivant Yozyo-Han_tansu_dance 四畳半箪笥ダンス est beaucoup plus dansant entre guillemets mais la manière de chanter de Mariko Gotō devient plus menaçante. Le refrain est entêtant et le tout est émotionnellement très fort. Le dernier morceau Syunka_Syuutou 春夏秋冬 de ce EP commence de manière très mélodique et on se dit que ce morceau final se voudra plus reposant pour l’oreille, histoire de se dire que Mariko Gotō n’est pas aussi décalée que cela, mais en fait le répit n’est que de courte durée, car un flot de cris prend le dessus vers la fin. Le morceau mêlant calme et brutalité fonctionne très bien et encore une fois, est très fort émotionnellement. La sortie de ce EP à la toute fin de l’année est une très bonne surprise et j’espère qu’on pourra écouter de nouveaux morceaux dans ce style sans compromis l’année prochaine.

une lumière existe ici

Quelques photographies prises le soir autour de Ebisu et de Kichijoji alors que la lumière naturelle passe la main aux lumières artificielles de la ville. Avant que la nuit tombe, je pars en direction du Tokyo Photographic Art Museum à Yebisu Garden Place. Je n’y étais pas allé depuis sa rénovation intérieure. Je ne pouvais pas manquer l’exposition Architecture x Photography – A light existing only here 建築 × 写真 ここのみに在る光, qui s’y déroule en ce moment et jusqu’au 27 janvier 2019. Comme son nom l’indique, l’exposition nous montre des photographies d’architecture organisées en séries avec un accent prononcé sur l’implication de la lumière.

L’exposition démarre aux origines de la photographie car l’architecture, du fait qu’elle soit statique, était un des objets privilégiés des premiers photographes. La complexité du processus de prise d’image à l’époque ne permettait pas de prendre facilement en photographie des sujets en mouvement. Le début de l’exposition nous montre rapidement quelques daguerréotypes, une superbe vue panoramique de Edo depuis la colline de Atagoyama datant de 1865-66 par Felice Beato et bien sûr des photographies du vieux Paris par Eugène Atget et quelques photographies d’habitations dans l’Amérique profonde de Walker Evans. La partie principale de l’exposition commence ensuite, nous montrant des séries photographiques prises exclusivement par des photographes japonais au Japon mais également dans divers lieux d’Asie et d’Europe. Il s’agit, pour beaucoup, de photographies d’architectures célèbres pour leur histoire ou par leurs architectes, mais on trouve également d’autres lieux, tout aussi remarquables, comme les maisons traditionnelles minka dans le village de Shirakawa-gō par le photographe Yukio Futagawa, ou l’ancienne île minière de Hashima surnommée Gunkanjima photographiée dans les années 50 par Ikko Narahara. Les photographies de villes sombres et condensées, pleines de détails, m’impressionnent. Il en est de même pour l’ancien quartier Kowloon Walled City à Hong Kong, désormais détruit. Sur les photographies prises en 1987 par Ryuji Miyamoto, on y découvre des lieux sombres et insalubres, dans lesquels la vie devait être difficile et les conditions sociales éprouvantes. Dans ces lieux là, la lumière se faufile tout de même entre les murs aux étages supérieurs. L’architecture confrontée à la lumière est le sujet principal de cette exposition. Elle peut être forte comme en Italie sur des photographies de villages perchées sur les collines par Naohisa Hara. Elle joue avec les couleurs imprimées sur les murs de l’architecture de Le Corbusier, notamment sur la superbe série de la Chapelle Nôtre Dame du Haut à Ronchamp par Mikiya Takimoto. Cette lumière catalyse la beauté formelle des architectures traditionnelles japonaises du grand sanctuaire d’Ise Jingu, photographié en 1953 par Yoshio Watanabe ou de la villa impériale Katsura, photographié dans ses détails pleins de géométrie par Yasuhiro Ishimoto. Une série sur l’architecture de Kenzo Tange photographiée par Osamu Mukai, une autre sur la Sagrada Familia de Gaudi par Eiko Hosoe et des photographies prises en Belgique et en Allemagne par Toshio Shibata et Kazuo Kitai viennent compléter cette belle exposition qui ravira les amoureux d’architecture.

Ikko NARAHARA – Gunkanjima, 1954-1957

Ryuji MIYAMOTO – Kowloon Walled City, 1987

Yoshio WATANABE – Ise Jingu Grand Shrine, 1953

Yasuhiro ISHIMOTO – Villa Katsura, 1981-1982

Mikiya TAKIMOTO – Le Corbusier, Chapelle Nôtre Dame du Haut, Ronchamp, 2016-2018.

Toujours dans le même musée de la photographie à Ebisu, je parcours également une autre exposition se déroulant au deuxième étage jusqu’au 25 Novembre et intitulée I know something about love 愛について. Je l’ai parcouru plus rapidement car l’exposition m’attirait moins que celle d’architecture pour laquelle j’avais fait le déplacement. Il s’agit ici d’une exposition d’un groupe de femmes photographes provenant de divers pays d’Asie. On y découvre principalement des portraits intimes, des photographies de famille et même des auto-portraits. Insook Kim nous montre des photographies de sa famille coréenne Zainichi vivant à Osaka, tandis que la coréenne Oksun Kim montre des photographies de couples inter-raciaux. Sans parler de la superbe qualité des images, cette dernière série me paraît évidemment très banale. La série de la photographe chinoise Zhe Chen couvrant le thème de l’auto-mutilation met mal à l’aise. Même la photo de l’affiche de l’exposition, pleine de non-dits, fait froid dans le dos. comme une photo volée, la photographie représente une silhouette rouge, féminine peut-être, debout au dessus d’un toit prête à commettre l’irréparable. J’ai bien aimé la série d’auto-portaits de Sudo Ayano se représentant elle-même en personnages idéalisés. Bien que ces photographies ressemblent à des photos d’idoles de magazine, il y a quelque chose d’irréel dans ces photographies, quelque chose d’éteint, qui est assez intéressant.

like surging waves

Je plonge Tokyo dans les ténèbres dans cette série de compositions photographiques, mais ces vagues de noirceur se laissent submerger elles-mêmes par des éclats de lumière. Je mets en scène ici les buildings de verre de divers lieux à Tokyo, que ça soit à Shinagawa, Ebisu, Aoyama, Shinjuku ou ailleurs. J’aime mettre ces formes lisses à la symétrie parfaite à l’épreuve des intempéries que j’invente virtuellement. Cet environnement sombre n’est pas accueillant, mais derrière la froideur de ces lieux des lumières chaudes transpercent l’image.

Je n’écoute pas très souvent de musique datant d’avant 1991 (« The Year Punk Broke »), année charnière, celle de mes quinze ans où j’ai commencé à écouter et apprécier les musiques indépendantes et alternatives. J’ai toujours un peu de mal à apprécier les musiques de la génération avant la mienne, mais je fais de temps en temps quelques exceptions quand les musiques plus anciennes sont en avance sur leur temps, ou sont des charnières importantes vers des mouvements musicaux que j’apprécierais plus tard (par exemple, les premiers albums de Sonic Youth ou ceux de The Cure). Je fais une autre exception en écoutant depuis quelques temps le premier album de Jun Togawa 戸川純, Tama Hime Sama 玉姫様, sorti en 1984. Cet un objet musical d’avant-garde vraiment bizarre mais complètement fascinant. Dès le premier morceau Doto no Renai 怒濤の恋愛, on sent tout de suite qu’il ne s’agira pas d’une musique qui laisse indifférent. On peut être tout de suite rebuté par ce premier morceau, auquel cas il faut mieux arrêter tout de suite. Mais c’est loin d’être mon cas. Le deuxième morceau Teinen Pushiganga 諦念プシガンガ est plus facilement abordable. Il commence par des coups puissants de tambours dans une ambiance folk. La voix de Togawa est tout aussi puissante et pénétrante que les percussions. C’est certainement un des meilleurs morceaux de l’album. La voix de Togawa est sûre et transperçante et même parfois excessive. A vrai dire, j’ai du mal à écrire ce texte tout en écoutant ces morceaux car la voix de Togawa est tellement absorbante, qu’on a du mal à faire autre chose en écoutant ces morceaux. On ne peut pas dire qu’elle chante d’une manière conventionnelle, et même assez hystérique sur certains morceaux comme le difficilement écoutable avant-dernier morceau Odorenai 踊れない. C’est le morceau qui me pose le plus de problèmes à l’écoute. L’album n’est pas facile d’approche car on peut être très facilement rebuter par certains sons et effets marqués des années 80 sur certains des morceaux, comme le troisième morceau Konchugun 昆虫軍. Mais cette voix au phrasé militaire sur ce morceau est fascinante au point que je ne cesse d’y revenir. J’écoute en fait cet album tous les jours depuis deux semaines. Le quatrième morceau Yuumon no Giga 憂悶の戯画 me fait penser à une scène de film inquiétant, ou plutôt une scène théâtrale car il y a une dimension scénique à cette musique. Togawa porte toutes sortes de costumes sur scène comme celui d’un insecte qu’on retrouve sur la pochette de Tamahimesama. Il y beaucoup d’excellents morceaux qui accrochent tout de suite l’oreille comme Tonari no Indojin 隣りの印度人 ou le sublime dernier morceau Mushi no Onna 蛹化の女 où Togawa chante sur le canon de Pachelbel. Le morceau donne des frissons. L’album ne dure que trente minutes mais couvre beaucoup de sensations différentes, par notamment la palette vocale entendue de Jun Togawa, la multiplicité des émotions qui s’en dégagent et cette musique parfois étrange et envoûtante. Jun Togawa a un statut de légende musicale avant-garde et je comprends un peu mieux pourquoi avec cet album. Je continuerai bientôt avec l’album suivant sorti en 1985.