月に勝ち猫

(もうすぐ雨) La pluie peut tomber à tout moment mais elle a la bonne idée de se retenir jusqu’à ce que je rentre à la maison. Ces photographies sont prises à la suite de celles de la traversée du Rainbow Bridge. Nous entrons tout doucement dans la saison des pluies. Cette période de l’année peut certes être contraignante pour sortir prendre des photos mais j’aime les contrastes forts qu’elle procure en général sur les photographies qu’on peut prendre. Les photos ci-dessus sont prises du quartier de Mita jusqu’à Hiroo au niveau de la rue Meiji. Je trouve qu’elles sont assez typiques de Made in Tokyo. Elles font partie d’un tout continuel, mais ne se démarquent pas vraiment par leur identité individuelle. Je ressens la nécessité de montrer ce type de photographies de rues sans particularités apparentes et immédiates parmi d’autres photographies montrant de l’architecture à l’identité forte et immédiatement reconnaissable. D’une certaine manière, j’essaie de cette façon de montrer la continuité de la ville qui ne se limite pas à une somme de landmarks remarquables. Mais est ce que je donne de cette manière une représentation de cette ville qui serait plus fidèle à la réalité ? Je ne pense pas et ce n’est pas réellement mon intention. Même si elles n’ont pas d’identités fortes en apparence, je vois tout de même des particularités distinctives dans les morceaux de ville pris en photo et montrés ci-dessus. En l’observant depuis un passage surélevé, j’ai été attiré par le graphisme des larges passages pour piétons à Mita ressemblant à une partition musicale sur laquelle des petites notes mouvantes viennent se placer. Sur la troisième photographie, le bâtiment de béton d’un restaurant d’anguilles a attiré mon regard pour la forme courbe placée à l’entrée qui vient adoucir l’aspect pourtant massif de l’ensemble. La large cheminée a également attiré mon attention car elle s’achemine jusqu’au toit sans prendre en considération l’esthétique de l’ensemble. A moins que l’on pense comme moi que ce genre de tuyauteries apparentes fait toute l’esthétique du bâtiment. L’interêt que je trouve dans les quatrième et cinquième photographies est l’association que l’on peut faire entre la forme des vitrages d’un garage vintage et ceux d’une maison individuelle récente se trouvant dans la même rue. La photographie suivante montrant une résidence appelée Imperial Hiroo m’accrochait l’oeil pour sa texture abîmée qui venait tout d’un coup entrer en résonance avec le portique rouillé de sortie d’autoroute placé à sa perpendiculaire. Et j’aime beaucoup saupoudrer ce genre de billets de matière végétale, celle de l’avenue Meiji sur la dernière photographie, celle derrière laquelle se cache un temple appelé Daisho-ji dans un quartier de Mita, où celle qui envahit les trottoirs quand l’humidité ambiante devient trop forte.

(Tell me the truth, do you crash?) L’idée m’est soudainement venue d’écouter la musique de Bonnie Pink (ボニー・ピンク). Elle s’apprête à sortir un nouvel album après 10 ans d’absence et c’est très certainement ce qui m’a donné envie d’écouter un de ses anciens albums. Le morceau le plus connu de Bonnie Pink s’intitule A Perfect Sky et il est sorti en 2006. Ce morceau pop est mémorable et accrocheur mais ne correspond pas vraiment au style musical que je cherche à découvrir en ce moment. J’ai en fait un très vague souvenir d’avoir voulu découvrir cette artiste au début des années 2000, sans pourtant avoir concrétisé cette envie. A cette époque là, je cherchais à écouter d’autres groupes et artistes qui auraient un style plus ou moins similaire à celui de Sheena Ringo et j’ai eu cette envie de me diriger vers Bonnie Pink. Le morceau A perfect sky m’avait peut-être un peu rebuté mais je me rends compte maintenant que j’avais eu tord de ne pas explorer ses albums. Bonnie Pink, de son vrai nom Kaori Asada (浅田香織), est compositrice et interprète de tous ces morceaux. Elle a démarré sa carrière musicale avec un premier album intitulé Blue Jam en 1995. Je démarre ma découverte tardive de Bonnie Pink avec son deuxième album intitulé Heaven’s Kitchen sorti en 1997. L’esprit rock presque indé mais se mélangeant avec des sonorités jazz me plaît tout de suite vraiment beaucoup. Je me dis maintenant en écoutant tous les titres de cet album, aussi bons les uns que les autres, que j’aurais certainement accroché si j’avais écouté l’album à l’époque (bien que je sois arrivé au Japon que deux années plus tard). Le morceau titre Heaven’s Kitchen attire tout de suite l’attention mais il y a de nombreux morceaux très accrocheurs comme par exemple Do You Crash? Elle a don certain pour la composition musicale et une voix remarquable. L’album a 25 ans mais il aurait pu sortir hier, sachant que certains morceaux comme celui intitulé Melody devait déjà avoir un côté rétro à l’époque. Elle joue de beaucoup de nuances dans sa voix, sur le morceau Silence, par exemple. Elle a une aisance certaine dans son chant, mélangeant la langue anglaise qu’elle maîtrise très bien et le japonais, qui ne se force pas et s’impose de lui-même. On y ressent souvent une sorte de mélancolie qui semble savamment dosée. Par moment, son chant me rappelle celui de Sheena Ringo sauf que Bonnie Pink reste raisonnable tandis que Sheena part volontiers dans les excentricités sonores.

Certains ont d’ailleurs vu des ressemblances entre les deux compositrices, interprètes et musiciennes. Elles savent par exemple toutes les deux jouer du piano et de la guitare, composent et écrivent leurs morceaux mélangeant japonais et anglais et se sont construites des univers musicaux personnels qui ne semblent influencés que par elles-mêmes. Bonnie est de 5 ans l’ainée de Sheena. Elle a démarré sa carrière musicale en 1995 tandis que celle de Sheena démarra quatre ans plus tard en 1998, mais elles ont dans l’ensemble connu leurs débuts de carrière à la même époque dans la deuxième partie des années 1990. Je lis même qu’il y avait une rumeur disant que Bonnie Pink et Sheena Ringo étaient sœurs, peut-être parce qu’elles ont toutes les deux un point de beauté sur le visage à peu près au même endroit et parce qu’elles ont une certaine ressemblance physique comme sur les deux photos ci-dessus. Il faut noter tout de même que la photo de Bonnie Pink à gauche utilisée en couverture de son album Even So date de 2004, tandis que la photo de droite de Sheena Ringo vue dans le magazine musical ROCKIN’ON JAPAN date de Mars 1999. Bonnie avait 30 ou 31 ans sur cette photo tandis que Sheena avait 20 ans sur la photo de droite. Elles ne sont pas originaire de la même ville non plus car Bonnie est de Kyoto tandis que Sheena est de Fukuoka. Bref, cette rumeur est bien sûr incorrecte mais je suis surpris de voir plusieurs pages Internet la mentionner.

En fait les deux artistes évoluaient à leurs débuts dans des milieux artistiques plutôt similaires. Bonnie Pink avec ses cheveux courts rouges avait une apparence unique qui se démarquait des autres interprètes féminines de l’époque. Elle avait ce côté rock un peu rebelle que l’on trouvait également chez Sheena Ringo. A ses débuts, Sheena aurait apparemment dit à propos de Bonnie Pink qu’elle avait fait en premier ce qu’elle voulait faire elle-même (私のやりたいことを先にやられてしまった), ce qui lui aurait fait perdre confiance en elle après l’écoute de son premier album Blue Jam. Ce sentiment s’est ensuite effacé quelques années plus tard car, dans son émission radio Etsuraku Patrol de Décembre 1998, Sheena Ringo diffuse le morceau Scarecrow de cet album Blue Jam de Bonnie Pink. En annonçant le morceau dans son émission, Sheena mentionne le fait qu’on disait au début que leurs styles musicaux se chevauchaient, mais qu’on s’était quand même rendu compte qu’ils étaient différents. Elle précise également qu’elle apprécie ce morceau (被ってると最初言われたんですけれども、いま、じゃ、そんなこともないよね。ちゃんと別なものとして知識してるだけです。ガッコイです!). Les styles musicaux de Bonnie Pink et de Sheena Ringo sont en effet différents, et il est clair que l’impact que peut donner la musique de Sheena sur un auditoire est beaucoup plus fort et immédiat.

Il y a d’autres détails intéressants au sujet de ces deux artistes. Toujours dans son émission Etsuraku Patrol, Sheena évoque cette ressemblance physique avec Bonnie. Elle mentionne que quand elle était en Angleterre, Bonnie a sorti un single avec une vidéo qui passait à la télévision sur laquelle elle avait ses cheveux rouges. La mère de Sheena Ringo aurait apparemment vu cette vidéo en pensant qu’il s’agissait de sa fille. Elle l’aurait ensuite appelé pour lui demander quand elle était rentrée en Japon et si elle avait teint ses cheveux en rouge (あなたいつ日本に帰って来て髪を赤にしたのよ). On peut trouver un autre point intéressant sur le deuxième album de Sheena Ringo, Shōso Strip (勝訴ストリップ) sorti le 31 Mars 2000. Certains voient le choix du titre du neuvième morceau de l’album, Tsuki ni Make Inu (月に負け犬), comme une référence à un morceau de Bonnie Pink intitulé Inu to Tsuki (犬と月) sorti quelques années avant, le 21 Octobre 1998. Ce morceau, que Sheena a écrit lorsqu’elle avait 18 ans, ne contient pas de référence à la lune (月) dans les paroles et on peut donc penser que ce mot a été ajouté plus tard comme une référence au titre du morceau de Bonnie Pink. D’une manière un peu similaire, Shōso Strip contient un morceau intitulé Sakana (サカナ), ou poisson en français, et le quatrième album de Bonnie Pink (Let Go sorti à peu près au même moment que Shōso Strip) contient un morceau intitulé Fish. Ces correspondances se sont peut-être que des coïncidences, mais il est certain que les deux artistes avaient conscience l’une de l’autre bien qu’elles ont évolué dans des styles différents. Ce genre de détails me passionne en tout cas, et me pousse à écouter d’autres albums de Bonnie Pink. Je trouve chez le disquaire Disk Union de Shin Ochanomizu les albums Blue Jam (le premier sorti en 1995) et Let Go (le quatrième sorti en 2000). J’aime beaucoup ce que j’écoute, qui correspond assez bien à ce que j’ai envie d’écouter en ce moment.

oublier les cerisiers (5)

Les deux premières photographies de cerisiers en fleurs ne sont pas prises dans un lieu particulièrement connu pour le hanami, mais dans une rue quelconque de Mita. Les résidences de cette rue sont d’un autre âge et le seul intérêt visble de cette rue vient des cerisiers qui la bordent. Les cinquième, sixième et septième photos reviennent vers Shibuya en pleine re-construction près de la partie Sud de la gare. Les tours commencent petit à petit à sortir de terre. Je passe volontairement et régulièrement par cette petite rue rendue piétonne longeant la voie ferrée pour constater de l’évolution du décor urbain. Cette rue piétonne parmi les constructions débouche sur la rue en pente Sakurazaka. Des groupes de personnes posent devant des lampions estampillés des noms des entreprises alentours. Sur un des murs blancs temporaires autour des constructions, je remarque une affichette pour la police nationale. Les yeux violets du major Motoko Kusanagi nous surveillent mais je n’ai pas encore vu de tachikoma dans les rues.

between scars

Les interactions sont, ces derniers temps, plus nombreuses sur mon compte Instagram que sur ce blog, mais ne remettent pourtant pas en compte l’intérêt que j’éprouve à écrire sur Made in Tokyo. Je partageais récemment sur Instagram des photos de l’Ambassade du Koweït conçue par Kenzo Tange, mais le but de ma visite était plutôt de vérifier si la construction du petit building appelé Arimaston par Keisuke Oka avait avancé. Ce petit building de béton que j’avais déjà montré sur ce blog est en éternelle construction. Il est construit à la main par une seule personne, ce qui peut expliquer la longueur des travaux. Ma surprise était de le voir entièrement recouvert d’une bâche de construction alors qu’il était jusqu’à maintenant ouvert à la vue des passants étonnés comme moi. Je m’étais inquiété dans ce billet Instagram du fait que les fiches de construction montrées sur site ne mentionnaient pas le nom de son architecte, et j’ai eu crainte qu’Arimaston soit en proie à une destruction imminente. Un des architectes étrangers au Japon qui me suit sur Instagram et qui connaît Keisuke Oka a eu la bonne idée de le contacter pour finalement confirmer que tout était normal. Les bâches semblent avoir été installées pour ne pas gêner le voisinage. Nous voilà donc rassurés, surtout que ce genre de construction complètement indépendante digne du palais idéal du facteur cheval est plutôt rare à Tokyo et même carrément unique.

Dans la première version de ce billet, j’avais d’abord inséré six photographies couleur, des versions non-altérées de celles que je montre ci-dessus. Je suis revenu sur ces photographies pour les altérer volontairement en les passant en noir et blanc et en y superposant des couches nuageuses comme je le fais régulièrement. Je suis revenu encore une fois sur ces photographies modifiées pour y apporter des zones électriques. Il m’arrive de temps en temps de revenir travailler des photographies que je pensais pourtant être prêtes à être publiées dans un billet. L’envie de venir « perturber » une photographie aux allures « classiques » m’attire régulièrement, quand je ressens le besoin de montrer une réalité alternative. La musique que j’écoute au moment où je travaille ces photographies joue beaucoup sur l’effet final que je souhaite montrer. D’une manière un peu similaire, le titre original que je souhaitais donner à ce billet était « Between cars » pour noter la délimitation de la série par deux photographies de voitures, mais un changement, une perturbation dirais-je, s’est imposée naturellement. Les cicatrices (scars comme écrit dans le titre du billet) recouvrent d’une certaine manière les photographies altérées que je montre et correspondent également à la musique que j’écoute. J’essaie régulièrement de créer ce genre de correspondances entre mes photographies et la musique que j’écoute. J’en parle régulièrement mais je l’explique toujours imparfaitement.

Je pensais bien que j’allais aimer le nouvel album de Yeule, Glitch Princess (𝖌𝕝𝒾,c̶̳͚̈́͌̿͋̔ͅ𝖍 ρ𝖗𝕚n̶͓͉̣͉͚̂̏͐ƈᵉ𝖘ร), mais pas à ce point. Bien sûr, comme je le mentionnais dans un précédent billet, je savais déjà que certains morceaux de ce nouvel album, comme Too Dead Inside, Don’t Be So Hard on Your Own Beauty et Friendly Machine, étaient très beaux et étranges, mais je ne pensais pas que d’autres morceaux viendraient surpasser ceux là. L’album est très sombre (surtout dans les paroles) et émotionnellement très fort, mais possède cependant des moments Pop qui le rendent relativement facile d’accès. En fait, chaque morceau de l’album est rempli de ces glitches sonores dont parle le titre de l’album, de triturations et perturbations sonores qui viennent rendre cette musique si intéressante. Dans une interview sur un podcast de The Fader, Yeule nous explique qu’elle a tendance à tendre vers le perfectionnisme et les glitches volontaires sont une manière de contrer ses obsessions propres. J’aime beaucoup cette idée de casser l’image de la perfection en y introduisant des éléments perturbateurs. J’en ai déjà parlé plusieurs fois de ce que j’appelais je shoegazing photographique, que je représente notamment et tant bien que mal dans la série de photographies ci-dessus. L’écoute de l’album est addictive car très personnelle. Dans cette interview, on comprend que Yeule est un personnage particulier et en même temps sincère. Elle nous fait part de ces traumas dans la plupart des morceaux et nous dévoile beaucoup de son monde intérieur, sans une certaine violence par moments. Le dernier morceau Mandy, pour Me And You, par exemple est particulièrement poignant car elle nous parle des multiples personnalités qui vivent en elle. Elle se parle à elle-même jusqu’aux cris. C’est un des sujets de cet album, avec le post-humanisme, le rapport aux machines. Il y a quelque chose de cybernétique dans son approche, mais le mot est malheureusement tellement utilisé ces derniers temps qu’il en perd de son sens. En fait, on sent que ces traumas et croyances ne sont pas imaginées pour intéresser l’auditeur mais vraiment vécus comme une douleur qu’elle évacue par la musique comme une cure. Il n’y a pourtant rien de pesant dans cette musique malgré la violence des maux. Le morceau Bites in my neck est peut-être le plus beau de l’album. On l’entend crier « I’m dead » dans un son qui se transforme en sonorité électronique. Elle transforme souvent sa voix et part, par exemple, dans les sons aigus sur Electric ou joue avec les voix cybernétiques sur le morceau Eyes qui est aussi un des plus beaux de l’album. Certains morceaux comme celui-ci me donnent des frissons à chaque écoute (« can I burn out of my own real body »). Il y a une collaboration avec le rapper japonais Tohji sur cet album. Il s’agit du cinquième morceau intitulé Perfect Blue. Je ne sais pas s’il s’agit d’une référence au film d’animation de Satoshi Kon mais c’est extrêmement probable vu que Perfect Blue parle également de confusion obsessionnelle entre identité réelle et projection irréelle de soi. Ou peut-être que le titre de ce morceau fait référence à la voiture bleue de Tohji, une Mazda RX-7, qu’il aurait apparemment récemment crashé sur l’autoroute Daisan Keihin. Le nom du rappeur Tohji m’est familier depuis longtemps car, à l’époque où j’écoutais beaucoup quelques morceaux de Valknee, elle mentionnais souvent Tohji dans un podcast régulier que j’écoutais à cette époque là. Dans l’interview de The Fader, Yeule nous parle également de la manière dont elle personnalise les machines qui l’entourent au point d’interpréter des glitches système (par exemple un son qui sature) d’un ordinateur comme des tentatives de communication de la machine vers l’être humain, comme si l’ordinateur voulait lui transmettre une émotion à travers les glitches qu’il crée quand on pousse un peu trop sa CPU ou GPU. Cette idée m’intéresse beaucoup car j’ai toujours eu cette impression en écoutant le morceau Future Daniel de Clarke. Sur ce morceau, j’ai à chaque écoute le sentiment que Clarke pousse trop loin ses machines jusqu’au crash final. Les machines viendraient en quelque sorte lui signifier qu’il va un peu trop loin et que ça suffit bien comme ça. En retrouvant le billet intitulé Crushed cities sur lequel j’en parlais, je me rends que j’y altérais également mes images. Pour revenir à cet album de Yeule, j’aime en fait le fait qu’elle a beaucoup réfléchi sa musique mais qu’en même temps elle laisse s’y introduire des imprévus. Ces imperfections volontaires sont cependant intégrées dans un ensemble très bien mixé. Glitch Princess surpasse assez facilement son album précédent qui était pourtant très bon. J’aime même un peu de mal à m’en détacher.

ichigo ichie

Ichigo Ichie (一期一会) est un concept culturel consistant à « chérir la nature irremplaçable d’un moment », nous apprend Wikipedia. Ce terme japonais insiste sur le fait que chaque instant de la vie est unique et ne peut être répété, même si on se trouve dans une situation similaire à ce que l’on a déjà vécu ou qu’on se retrouve à nouveau avec le même groupe de personnes. Ichigo ichie nous rappelle donc qu’il faut apprécier chaque moment de la vie. Cela laisse à mon avis supposer qu’on ait bien conscience de ces moments qui passent et qu’on se doit d’apprécier. J’ai souvent l’impression que ces fameux moments passent plus vite qu’on arrive à s’en rendre compte. Notre esprit essaie plutôt de distinguer des moments uniques, souvent après coup, parmi la multitude de moments beaucoup plus communs de la vie. Apprécier chaque moment de manière unique suppose qu’on ait de manière continuelle conscience du moment qui passe et je me demande si cette conscience ne viendrait pas perturber la qualité du moment en question et nous empêcher d’en profiter pleinement. J’essaie de faire le lien entre ce concept du ichigo ichie et mes promenades urbaines dans Tokyo. Elles sont assez systématiquement bordés dans le temps, au maximum 2h (un autre concept vient s’immiscer ici, le 2時間だけのヴァカンス), mais j’ai souvent conscience pendant cette courte période de la qualité du moment passé, notamment parce qu’il est limité. J’ai l’impression pendant ces moments là de chérir la nature irremplaçable d’un moment. Je m’en rends compte souvent après être revenu à la maison, lorsque la promenade urbaine n’est plus qu’un souvenir que je garde en mémoire pendant quelques temps avant que celui-ci disparaisse, enfoui sous d’autres souvenirs de marches tokyoïtes plus récentes. La musique que j’écoute en marchant ajoute pour moi à la qualité du moment quand les bruits de la rue viennent la dégrader. Je me pose assez souvent la question si cette musique dans les écouteurs est vraiment nécessaire et si la qualité du moment ne serait pas meilleure sans ces écouteurs dans les oreilles pour apprécier la multitude de couches sonores qui composent le milieu urbain. J’ai tendance à penser ce moment de deux heures dans les rues de Tokyo avec mon appareil photo en mains comme un moment à part et le passer avec une musique que j’aime en tête transforme ce moment en une expérience. Enfin, plus que d’essayer d’appliquer ce concept du ichigo ichie à la lettre, c’est plutôt la réflexion qu’il engage qui est intéressante, car il nous pousse à réfléchir à ce qu’on fait, pourquoi on le fait et pourquoi c’est nécessaire de le faire. J’aime appliquer ce genre de réflexion à la pratique de ce blog car j’ai encore maintenant beaucoup de doutes et très peu de certitudes sur le pourquoi de cette démarche que j’ai pourtant mené pendant un peu plus de 18 ans sans interruption.

Ichigo Ichie (苺イチエ) est le nom de scène emprunté par l’actrice Eri Fukatsu dans la pièce de théâtre Egg dirigée par le dramaturge Hideki Noda et sa compagnie Noda Map. Je n’ai pas vu la pièce de théâtre mais la raison pour laquelle j’en parle ici est que la direction musicale de cette pièce datant de 2012 était assurée par Sheena Ringo. Ce n’est pas la première fois qu’elle intervient comme directrice musicale sur une pièce de théâtre ou sur un film. C’était déjà le cas sur le film court Hyakuiro Megane (百色眼鏡) sorti en 2003 et son adaptation théâtrale intitulée Lens sortie en 2004, reprenant tous les deux des morceaux de son troisième album Kalk Samen Kuri no Hana (加爾基 精液 栗ノ花). Il y avait également le film Sakuran réalisé par Mika Ninagawa et sorti en 2007. Les musiques du film composées et interprétées par Sheena en compagnie de Neko Saito ont été regroupées sur l’album Heisei Fūzoku (平成風俗) qui sert de bande originale au film. Elle a également composé la même année des musiques pour la pièce de théâtre kabuki Sannin Kichisa (三人吉三) et j’avais déjà parlé du morceau Tamatebako (玉手箱) qu’elle y interprète. La particularité sur Egg est que Sheena Ringo n’y compose que les musiques. Les paroles sont écrites par Hideki Noda et les morceaux sont interprétés au chant par Eri Fukatsu.

Un petit album de 8 morceaux intitulé Doku Ichigo (毒苺), qu’on pourrait traduire par « fraise toxique », est sorti en CD le 31 Août 2012 dans un coffret que j’ai trouvé sur Mercari pour un prix très raisonnable (on le trouve à des prix très variables). Les 8 morceaux sont attribués à Ichigo Ichie (苺イチエ), joué sur scène par Eri Fukatsu, car le personnage Ichigo Ichie interprète ces morceaux pendant la pièce de théâtre. Tous les morceaux ont été créés spécialement pour Egg, mais Sheena en a repris deux dans des versions différentes sur les albums Reimport. Le deuxième morceau de Doku Ichigo, intitulé The Heavy Metalic Girl et chanté en japonais par Eri Fukatsu, est également présent sur Reimport 2 (逆輸入 ~航空局~) sorti en 2017, dans une version assez différente chantée en anglais par Sheena et portant un titre japonais Jūkinzokusei no Onna (重金属製の女) ayant la même signification que le titre en anglais sur Doku Ichigo. au passage, le chassé-croisé anglais-japonais est assez intéressant. À vrai dire, je suis vraiment surpris par la version du morceau sur Doku Ichigo car Eri Fukatsu l’interprète brillamment. Elle a une voix beaucoup plus affirmée que je le pensais initialement et porte très bien ce morceau, peut être même mieux que Sheena sur la reprise qu’elle en a fait sur Reimport 2. En fait, le morceau fonctionne mieux en japonais, ce qui joue sur l’impression générale que j’en ai. J’aime aussi beaucoup l’ambiance de la vidéo accompagnant The Heavy Metalic Girl. On trouve également le septième morceau de Doku Ichigo sur le premier volume de Reimport (逆輸入 ~港湾局~) sorti en 2014. Sur Doku Ichigo, le sixième morceau Bōenkyō no Naka no Keshiki (望遠鏡の中の景色) et le septième morceau Bōenkyō no Soto no Keshiki (望遠鏡の外の景色) sont liés et reprennent un même thème musical. Mais tandis que le sixième morceau met l’accent sur la voix de l’interprète, le septième se concentre par contre sur la partition musicale jazz interprété par le groupe SOIL& »PIMP »SESSIONS, qu’on a déjà croisé à plusieurs reprises aux côtés de Sheena Ringo. La version jazz sur Doku Ichigo est plus complexe et intéressante que la version sur le premier Reimport. C’est un beau moment de ce mini-album. On pouvait d’ailleurs entendre ce même morceau, ou une version légèrement différente peut-être, pendant la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques de Rio en 2016, au moment du passage de relai vers Tokyo comme ville hôte pour les Jeux de 2020. Il faut se souvenir que Sheena Ringo faisait partie du comité artistique des Jeux Olympiques de Tokyo 2020, avant la dissolution de ce groupe il y a quelques mois. C’était une des conséquences du report des Jeux en 2021 et d’une revue à la baisse des ambitions pour les cérémonies officielles, considérant la crise sanitaire toujours très présente.

La pièce de théâtre Egg a aussi des liens avec l’olympisme. Même en lisant un résumé des thèmes de la pièce, il m’est bien difficile de comprendre vraiment l’histoire, s’il existe vraiment une histoire articulée. On nous dit que « Egg » est en fait le nom d’un sport imaginaire, utilisant de vrais œufs. La pièce nous raconte l’histoire d’un groupe de sportifs, dont l’acteur principal Satoshi Tsumabuki, se démenant pour participer aux Jeux Olympiques. La pièce contient apparemment des éléments politiques, une histoire d’amour et des allés retours dans le temps, à l’époque des Jeux Olympiques de Tokyo de 1964, pendant la guerre en Mandchourie en 1940 et à l’époque actuelle en 2012, l’année où a été montrée la pièce au Théâtre Métropolitain de Tokyo du 5 Septembre au 28 Octobre. Souvenons-nous que 2012 était également une année olympique pour Londres et que 1940 était initialement la date prévue pour les Jeux Olympiques de Tokyo. Ils ont été annulés à cause de la guerre et ont finalement eu lieu beaucoup plus tard en 1964. L’album Doku Ichigo contient trois morceaux faisant référence directe à ces trois dates olympiques, car l’année est incluse dans le titre du morceau, comme par exemple Wakare 1964 (別れ 1964). Ces morceaux reprennent le même air et les mêmes paroles mais se différencient en intégrant un style nous rappelant l’année en question. Le style est par exemple proche du Shibuya-Kei pour Wakare 2012, morceau concluant ce petit album.

Doku Ichigo est une bonne surprise. On peut d’ailleurs l’écouter en intégralité sur YouTube. Je connais peu le théâtre moderne japonais mais Hideki Noda en est une figure importante. C’est amusant de constater qu’il aime jouer avec les mots et utiliser des termes obsolètes. J’imagine qu’il a dû très bien s’entendre avec Sheena vu son intérêt pour les utilisations inhabituelles de Kanji dans les paroles de ses morceaux. On peut d’ailleurs les voir ensemble en interview sur YouTube et sur le site web de Noda Map. Il évoque d’ailleurs la programmation de la pièce à Paris au Théâtre National de Chaillot dans la salle Jean Vilar du 3 au 8 Mars 2015. La pièce était apparemment jouée en version originale et Hideki Noda évoque dans la vidéo le fait que le public français est à priori réceptif à ce genre de spectacle, même s’il ne comprend pas la langue. Selon son sentiment, le public français serait en mesure de ressentir les émotions et les sensations que la pièce et les acteurs transmettent même si c’est joué en japonais. Il évoque une certaine ouverture d’esprit que j’arrive assez bien à appréhender. Avant de partir pour Paris, la pièce s’était jouée pour quelques nouvelles dates à Tokyo de Février 2015 et était ensuite revenue au Japon pour des dates additionnelles à Osaka et Kitakyushu. Je ne suis pas sûr que la pièce de Noda Map soit disponible en DVD mais je serais bien curieux de voir le spectacle en entier, notamment pour entendre les morceaux de Sheena Ringo interprètés en situation. En en voyant l’affiche de Egg, je pense à l’affiche d’une autre pièce de théâtre de Noda Map intitulé The Character, que j’avais aperçu devant le Tokyo Metropolitan Art Space à Ikebukuro. La tête dorée construite à base de personnes comme dans les dessins de Kuniyoshi Kunisada m’avait impressionné.

avant les fantômes (2)

Il y a quelques semaines de cela, nous avions découvert par hasard la rue Yūrei-zaka, autrement dit la rue des fantômes, quelque part près de la station de Ochanomizu. Les hasards de mes courses à pied du week-end me font découvrir une autre rue en pente avec ce même nom Yūrei-zaka, mais cette fois-ci à Mita. Les rues n’ont pas de noms au Japon sauf ces rues particulières en pente. Etant une ville très vallonnée, Tokyo possède un grand nombre de rues en pente comme celle-ci. Il y a même des passionnés obsessionnels du sujet qui répertorient toutes les rues en pente sur une carte, avec diverses informations indispensables (nom, longueur, description…). Dans la ville, ces rues en pente sont indiquées d’un pôle en bois avec leur nom et une courte explication. Il y a 8 rues appelées Yūrei-zaka dans Tokyo, mais celle du quatrième bloc de Mita est certainement la plus connue. Ce quartier possède un grand nombre de temples que l’on dit avoir été déplacé du château de Edo-jō par le shogunat à l’époque Edo. Cette zone de temples bouddhistes accompagnées de cimetières était autrefois très boisée et donc grandement assombrie par les arbres et la végétation dense. On imagine donc une ruelle peu accueillante pour les passants qui s’y aventuraient. Mais les fantômes qui semblaient hanter cette rue n’étaient peut être que les effets de lumière des lanternes des passants sur la végétation dense bordant la rue.

Je n’ai bien sûr aperçu aucun fantôme dans cette rue, même si j’ai pourtant bien regardé. La rue est maintenant beaucoup plus dégagée qu’à l’époque et il n’y a plus de grands arbres. Mes photographies des temples tout autour de la rue n’ont pas non plus capturé de silhouette de fantômes. Les temples sont vraiment nombreux autour de cette rue. Je me suis promené dans le quartier pour les découvrir un à un. Les quelques photographies ci-dessus sont une sélection de cette série de temples ainsi que des photographies de cette fameuse rue Yūrei-zaka. Apparemment, il y a une autre rue au même nom dans le quartier juste à côté, à Takanawa. Je ne manquerais pas d’aller y jeter un coup d’oeil.

Changeons un peu de sujet. Je me dis souvent que Twitter ne me sert pas à grand chose et que je devrais peut être désactiver mon compte, mais je n’ai pas réussi à m’auto-convaincre jusqu’à maintenant. Il faut dire que je trouve parfois des choses très intéressantes dans le fil des gens que je suis sur Twitter. Par exemple, je découvre récemment sur le fil Twitter de Patrick Rebollar un lien vers une série d’émissions en podcast intitulée La Fabrique de l’Histoire sur France Culture consacrée au Japon. Le premier épisode nous parle de la représentation de la contestation des années 1960 dans les arts et plus particulièrement dans la photographie avec le mythique magazine Provoke. Le deuxième épisode nous donne un aperçu de la vie du peintre japonais Foujita installé à Paris pendant les années folles. Et tandis que l’épisode 3 aborde comme thème la place de la femme et du féminisme dans la société japonaise, le quatrième et dernier épisode évoque lui les figures des guerriers samouraïs et la manière dont leur statut a évolué vers celui d’hommes de lettres et d’arts, alors que les innombrables conflits entre clans adverses prenaient fin et que la paix s’installait dans le pays. Ce dernier épisode est tout spécialement intéressant quand il aborde l’esprit du bushido, le code moral des samouraïs, et sa résurgence avant et pendant la seconde guerre mondiale. Ces épisodes étaient vraiment intéressants et j’ai appris pas mal de choses. J’essaierais certainement d’approfondir plus en avant ces sujets, peut être en me procurant le livre d’un des intervenants Pierre-François Souyri appelé Les guerriers dans la rizière.

En attendant, je pars à la recherche d’autres épisodes sur le Japon dans les podcasts de France Culture. Je tombe sur une émission fort passionnante de Laure Adler proposant quelques émissions enregistrées au Japon, 7 épisodes de son émission Hors-champs. J’écoute avec beaucoup d’intérêt l’interview du cinéaste Hirokazu Kore-eda dont j’ai beaucoup apprécié les films que j’ai pu voir récemment, l’interview du photographe Hiroshi Sugimoto que j’apprécie beaucoup également. Plusieurs écrivains sont également interviewés dont Kenzaburô Oe en deux épisodes passionnants. Dans ces interviews, des thèmes récurrents sont abordés comme la présence américaine dur les îles d’Okinawa ou l’après Fukushima. L’épisode avec Kenzaburô Oe nous parlant de son fils autiste Hikari et son amour obsessionnel de la musique classique est touchant. Pour ne rien gâcher à cette série d’épisodes, la musique d’introduction et de conclusion au piano de Chilly Gonzales est très belle, bien qu’un peu entêtante.