les fluctuations du vide qui nous entoure

L’exposition Interface of Being – Shinkū no yuragi (真空のゆらぎ, Fluctuations du vide) de l’artiste japonais Shinji Ohmaki (大巻伸嗣) se déroule du 1er Novembre au 25 Décembre 2023 au National Art Center Tokyo (NACT), près de Nogizaka. Je suis très surpris de voir que l’entrée à l’exposition est entièrement gratuite, ce qui est plutôt rare surtout pour des œuvres artistiques de cette envergure. On peut y voir deux installations de très grande taille: Jūryoku to Onchō (重力と恩寵, Gravité et Grâce) qui a déjà été présentée à la Triennale d’Aichi (あいちトリエンナーレ) en 2016 et Sonzai no Zawameki (存在のざわめき, Liminal Air Space-Time) déjà montrée en 2020. Ces deux installations très différentes ont une très grande force d’évocation. La première grande salle de la galerie est longue et relativement étroite. Un énorme objet en forme de vase de métal couvert de motifs divers est posé au milieu de cette salle. Il s’agit de l’installation nommée Jūryoku to Onchō (Gravité et Grâce). Un robot placé à l’intérieur du vase fait circuler dans un mouvement vertical un bloc composé de plusieurs lampes et miroirs produisant une lumière dont l’intensité varie. Les lampes descendent pratiquement jusqu’à la base du vase puis remontent dans un mouvement régulier lent. La longue pièce est relativement sombre mais son éclairage varie en fonction des mouvements du robot portant les lampes. Les motifs s’impriment sur les murs aux alentours comme des formes mouvantes. Des textes sont écrits sur le sol peint en noir. Ils sont écrits d’une même couleur noire et apparaissent puis disparaissent à nos pieds selon l’intensité des lumières. Une ambiance sonore accompagne notre admiration devant ce spectacle fascinant. Nos yeux sont d’abord attirés par la lumière puis on s’attache à observer les moindres détails du dispositif. Cette installation en forme de vase ressemble en fait à un haut fourneau et entend évoquer le grand tremblement de terre de 2011 et la catastrophe nucléaire des centrales de Fukushima qui en suivit. Les motifs éclairés depuis l’intérieur du haut fourneau représentent toutes sortes de signes de vie sur terre. Leurs projections sur les murs de la salle sont fragiles comme peuvent l’être les vies face à ce genre de cataclysme. Cette lumière nous attire, mais en même temps nous effraie. L’art de Shinji Ohmaki joue avec les sens du visiteur, tantôt immergé dans des espaces très sombres où il est difficile de se déplacer, tantôt envahi par des lumières fortes et pénétrantes. La deuxième salle contenant une longue installation nommée Liminal Air Space-Time joue avec cet univers sombre. Une grande surface de tissu pratiquement transparent flotte doucement dans la salle, poussée par un vent régulier et légèrement éclairée par quatre lampes placées au plafond. Le mouvement imprévisible des vagues dans la pénombre est hypnotisant. On oublierait presque la densité urbaine de notre quotidien en regardant ce paysage abstrait nous poussant inconsciemment à une forme de méditation. On peut s’asseoir dans le noir sur des bancs placés le long du mur ou se tenir début, droit devant ses vagues pour en saisir les embruns. Je préfère me tenir débout devant ces vagues, immobile pendant de longues minutes à regarder devant moi. Mon regard tente de capter les moindres irrégularités des mouvements du voile, pour ensuite suivre leur évolution et les voir disparaître d’une manière naturelle. Plus on regarde ces vagues, plus on a l’impression que tout notre corps fait partie intégrante de ce décor. Cet environnement crée en quelque sorte les conditions d’une intégration organique.

J’ai beaucoup de mal à détacher mon regard de ces vagues. Il faudra bien partir bientôt mais je préfère en profiter un peu plus en m’asseyant sur un des bancs alignés dans les zones les plus sombres de la pièce. On oublierait presque sa propre présence dans un espace aussi sombre. Regarder le voile mouvant depuis le fond de la pièce donne une impression différente car les perspectives sont modifiées. D’autres personnes sont également présentes dans la salle mais elles sont peu nombreuses. Il doit être à peu près 17h et la galerie fermera ses portes dans environ une heure, si je ne me trompe pas. Encore quelques minutes supplémentaires, une ou deux minutes, voire trois minutes à se perdre le regard dans ces marées sombres. Ce mouvement perpétuel a dû me bercer sans que je m’en rende compte, car le sommeil a eu raison de moi. Je me suis déjà endormi plusieurs fois dans des salles de cinéma mais c’est bien la première fois que je m’endors dans un musée. Je me réveille en sursaut en me demandant d’abord où je suis et quelle heure il est. Mon iPhone n’a malheureusement plus de batterie donc je ne peux même pas confirmer quelle heure il est. Je savais bien que les dix pour cents de batterie restante ne tiendraient pas toute une après-midi et j’ai comme très souvent oublié ma batterie portable. Je suis désormais seul dans la grande salle qui me semble beaucoup plus sombre qu’avant. Le mouvement des vagues de l’installation continue devant moi, mais sans aucune surveillante dans la salle. Dans le noir profond de cette salle, il est fort probable que personne n’ait remarqué ma présence. Il me semble que la sortie est au bout de la salle. J’avance timidement car cette sortie n’est pas éclairée et il n’y a aucun signe lumineux pour l’indiquer. Tout ceci est bien étrange. Mais quelle heure peut il bien être? En marchant lentement en direction d’une hypothétique porte de sortie, je finis par distinguer une faible lueur qui me laisse deviner qu’une des salles voisines est éclairée et, je l’espère, occupée par d’autres visiteurs de l’exposition. Mais il n’y a personne dans cette autre salle. Il s’agit d’ailleurs plutôt d’un couloir. Les murs de ce couloir affichent quelques œuvres de Shinji Ohmaki représentant des êtres de lumière entourés d’une noirceur profonde. J’ai perdu l’envie de les regarder en détails, étant plutôt préoccupé par ma sortie au plus vite de cette galerie, mais je me fais tout de même la réflexion que ces images accrochées au mur me ressemblent. A cet instant précis, je suis comme ces êtres dessinés, perdu au milieu d’une noirceur profonde. Plus que de l’angoisse, j’ai plutôt la crainte qu’on me cherche des ennuis pour être resté dans cette galerie après l’heure de fermeture. Le problème est que je ne trouve personne sur mon chemin pour me confondre en excuses. La sortie de la galerie 2E que j’atteins maintenant me donne finalement accès au grand hall du NACT. Ses longues et ondulantes parois vitrées me font vite comprendre qu’il doit déjà être tard car il fait très sombre dehors. Il n’y a aucune lumière à l’intérieur du musée sauf des veilleuses de sécurité placées au sol qui me permettent quand même de me déplacer sans avoir peur de trébucher. Le musée est entièrement désert. Quelle histoire, me voilà bel et bien enfermé dans ce musée. J’espère quand même pouvoir sortir par la porte principale au rez-de-chaussée. Je cours presque dans les escalators arrêtés. Il n’y a bien sûr personne au comptoir de réception et je ne devine aucun garde de nuit. Le silence omniprésent est pesant. J’ai l’impression de naviguer dans du vide. Pour me redonner un peu le moral, je me dis que j’aurais au moins eu l’occasion de voir ce chef-d’œuvre de l’architecte Kisho Kurokawa dans des conditions tout à fait atypiques. Mais là n’était bien sûr pas mon intention. Je voulais quitter les lieux à 17h mais mon intégration organique dans l’oeuvre de Shinji Ohmaki semble avoir trop bien fonctionné. La porte d’entrée en verre est malheureusement fermée à clé. Je m’y attendais fortement. Que faire maintenant? M’allonger sur un des bancs du grand hall du musée et attendre qu’un garde de sécurité vienne me réveiller? Je n’ai plus du tout sommeil et assez peu envie de passer de longues heures à attendre dans le noir. A l’intérieur du grand hall, il n’y a aucune lumière qui pourrait me donner une piste sur une possible sortie de secours. Seuls les deux immenses cônes reversés sont devant moi, immuables. Enfin, j’ai maintenant l’étrange impression qu’ils tournent doucement sur eux-mêmes. Je n’arrive pas à clairement distinguer si ces cônes tournent ou si c’est moi qui perd l’équilibre, désorienté par cette situation étrange. Je m’approche de l’un des cônes et une stupeur soudaine me saisit. Une personne est là debout. Je ne l’avais pas vu jusqu’à maintenant, certainement à cause de la pénombre. C’est une femme à laquelle je donnerais une trentaine d’années. Elle a les cheveux longs très noirs mais un teint de visage excessivement pâle. On croirait un fantôme ou un esprit. Elle est filiforme dans un costume noir près du corps et une chemise à la blancheur lumineuse. Elle n’ouvre pas la bouche, ne sourit pas mais me regarde fixement. J’hésite à partir en courant mais où m’enfuir. Ce regard me glace et je me rends compte maintenant qu’il fait froid à l’intérieur du NACT. Est-ce cette présence fantomatique qui refroidit les lieux? Cette situation me semble maintenant irréelle. Suis-je une nouvelle fois embarqué dans un monde parallèle? Mais cette femme est peut-être tout simplement la surveillante de nuit du musée. Son teint pâle s’explique peut-être par le fait qu’elle ne voit pas beaucoup la lumière du jour en travaillant de nuit. J’essaie tant bien que mal de trouver des explications rationnelles, mais ces réflexions fusant dans mon cerveau sont vite interrompues par un mouvement brusque et silencieux de cette femme. Elle pointe la main vers le haut du cône de béton tournant désormais à une vitesse accrue. J’ai l’impression que la vitesse des deux cônes s’emballe. Il faut que je trouve un moyen rapide de quitter cet endroit. Ce sentiment de danger qui approche m’envahit. Le sol commence à trembler à un rythme irrégulier et un bruit d’acier broyé se fait entendre. Il reste lointain mais je sens qu’il s’approche inexorablement. Un nuage tournoyant entoure désormais les deux cônes qui me font maintenant penser à des hauts fourneaux de réacteurs nucléaires prêts à exploser. Les vitrages ondulés du musée se teintent d’une obscurité profonde. Ils tremblent à leur tour, intensément dans un bruit sourd, comme si des vagues puissantes emportant tout sur leur passage venaient s’y jeter. Le bruit de ces vagues noires et celui du tournoiement des réacteurs deviennent de plus en plus puissants et irréguliers, proches du point de rupture. Conscient du danger imminent, mon regard suppliant se tourne de nouveau vers celui de la femme pour essayer d’y trouver une réponse. Elle pointe toujours sa main vers le haut du cône de béton. Elle ne semble pas être affectée par les tremblements qui secouent le building. Je n’avais pas remarqué jusqu’à maintenant que le haut du cône qu’elle me montre de la main est éclairé d’une lumière qui jaillit des nuages tournoyant. C’est un faisceau lumineux qui éblouit mais qui attire. Elle me crie soudainement des mots que je ne peux entendre en raison du bruit assourdissant, mais que je devine: « 早く逃げて » (Vite, Sauves toi!). Je n’ai plus le temps de la réflexion et je suis maintenant persuadé que c’est le seul endroit où je dois aller. Je cours vers les escalators et grimpent les deux étages péniblement en me tenant aux rambardes car les tremblements répétés rendent tout équilibre difficile. Le faisceau de lumière est proche, il sort du centre du cône. Les passerelles lui donnant accès sont en partie endommagées par son mouvement accéléré mais on peut toujours atteindre la surface supérieure du cône en prenant son élan et en sautant. Les bruits qui s’intensifient deviennent insupportables. J’entends des poutres d’acier craquer mais la structure du musée ne semble pourtant pas être endommagée. Le faisceau de lumière est devant moi, émanant d’une porte en acier blanc ouverte placée au centre du cône. Je m’y engouffre. Un escalier en colimaçon descend dans le noir. Je n’en vois pas le bout mais commence rapidement ma descente. Au fur et à mesure que je m’enfonce descendant marche après marche, le bruit et les tremblements s’amenuisent. Mes mouvements sont rapides mais il ne faut pas faire de mauvais pas. Cet escalier semble sans fin. Le silence règne désormais et je n’entends plus que les bruits de mes pas sur les marches en acier et celui de mon souffle qui trahit ma fatigue. Après quelques minutes, je semble enfin être arrivé au bout de l’escalier débouchant sur un étroit couloir. Une petite lampe éclaire une autre porte d’acier. Du côté intérieur, une inscription noire indique:「パラレル東京観測委員会」, le Comité d’observation du Tokyo parallèle, suivi du mot en anglais EXIT. La porte de sortie n’est pas fermée à clé. Je l’ouvre doucement par crainte de découvrir ce qu’il y a de l’autre côté. Cette porte donne sur un couloir. Des passants y marchent d’un pas rapide, vers les portes automatiques d’une gare. Je suis dans un couloir de métro, celui de la ligne Chiyoda dans la station de Nogizaka près de la sortie 6. Un profond soulagement se mélange à mon étonnement. Pourquoi un tel accès au musée existe il dans la gare de Nogizaka. Est ce un accès spécial pour le personnel. J’en doute mais peu importe maintenant, je suis sorti avec plus de peur que de mal, même si mes jambes sont encore tremblotantes. Je ne suis pas vraiment surpris de découvrir un nouveau lieu d’observation du Tokyo parallèle, mais les effets que procurent sur moi ces découvertes sont à chaque fois inattendus et profondément éprouvants. En marchant d’un pas lent vers l’intérieur de la station, je me rends compte que mon expérience était peut-être une sorte d’extension des émotions que j’ai pu ressentir en voyant les installations artistiques de Shinji Ohmaki. Mais je reprendrais ces réflexions à tête reposée. Les horloges numériques sur les quais de la gare indique 23:35. Il est grand temps de rentrer chez soi en évitant bien sûr de s’endormir dans le wagon du métro.

死神の目に負けず

Les premières photographies de ce billet sont prises un jour de pluie où il fallait inévitablement sortir le parapluie. Sous un pont ferroviaire près de la station d’Ebisu, les graffitis sont sans cesse effacés mais réapparaissent rapidement sous d’autres formes et couleurs. Celui de la deuxième photographie est intéressant car on a l’impression qu’il a été à moitié effacé. C’est certainement le cas mais je préfère imaginer que cette coupure franche est volontaire et participe au design du graphisme mural. A Daikanyama, j’ai remarqué depuis plusieurs semaines une affiche publicitaire géante pour le magazine féminin Spur. La personne qui pose sur cette photo ressemble étrangement à Michelle Zauner du groupe Japanese Breakfast. J’ai d’abord eu un doute car le groupe n’est pas, à ma connaissance, particulièrement connu au Japon, mais une recherche rapide m’a vite confirmé qu’il s’agissait bien d’elle. De Japanese Breakfast, je ne connais qu’un album, le deuxième intitulé Soft sounds from Another Planet que j’avais beaucoup écouté pendant l’été 2018. Le groupe a sorti un nouvel album intitulé Jubilee sorti il a tout juste un an, mais je ne l’ai pas encore écouté. Il faudrait que j’y jette une oreille curieuse. Michelle Zauner n’a pas une voix fabuleuse mais l’ambiance des morceaux que compose le groupe est souvent assez profonde pour me plaire. En ce moment, j’ai quelques doutes sur la qualité des photos que je peux prendre, mais j’aimerais en prendre plus dans l’esprit de la quatrième montrant des affiches mouillées par la pluie avec des perruques blondes qui interrogent. Les photos suivantes reviennent vers les quartiers proches du pont Rainbow Bridge avec notamment une autre vue de la tour Yokoso dont j’avais déjà parlé.

J’ai beaucoup réfléchi sur l’utilisation de cette dernière photographie prise il y a plusieurs mois dans un des immeubles de la galerie TERRADA près de Toyosu. Cet espace se trouve au dernier étage. Il y a plusieurs espaces pouvant être utilisés comme des galeries mais seulement une était occupée. L’ascenseur qui amène à cet étage est lent et peu pratique car il ne s’arrête qu’à un seul étage à la fois. Il s’agit plutôt d’un monte-charge reconverti en ascenseur pour les besoins de cet ensemble de galeries d’art. Cet immeuble était initialement un entrepôt, ce qui explique cette configuration. J’étais seul à m’aventurer jusqu’à ce dernier étage, un jour de semaine alors que j’avais pris une journée de congé. Cet étage n’était en fait pas ouvert à la visite mais je n’ai vu qu’après le petit écriteau en japonais qui l’indiquait. En arrivant à cet étage quasiment vide, j’ai d’abord pensé faire demi-tour mais les lumières dans une des pièces parfaitement agencée ont tout de suite attiré mon regard et ma curiosité. Les autres pièces délimitées par des baies vitrées étaient vides. Ce vide était même oppressant au point où je ne pouvais détourner mon regard de la pièce lumineuse agrémentée de meubles soigneusement choisis. Je m’imagine tout de suite assis sur ce long fauteuil éclairé par la lumière tamisée du gigantesque soleil placé en orbite au milieu de la pièce. Le silence donne de la consistance au bruit de mes pas alors que je m’approche de cette pièce. La porte vitrée doit être fermée. Il suffirait de la pousser pour vérifier, mais elle est certainement restée fermée pour une bonne raison. J’observe d’abord à travers le vitrage s’il y a une ou des personnes à l’intérieur. La pièce est vide tout comme l’immense espace ouvert où je me trouve. Je ressens une étrange sensation en regardant l’intérieur de la pièce comme si le temps s’y était arrêté. Tout est parfaitement immobile, rien ne bouge sauf une vapeur diffuse s’échappant d’une petite tasse blanche posée sur la table basse. Si on se fit à la couleur du liquide qui remplit cette tasse, je dirais qu’il s’agit d’un café encore chaud. Je ne remarque que maintenant qu’un petit mot est posé sur cette table juste à côté de la tasse. On peut lire en gros caractère le mot anglais « Welcome ». Une ou deux phrases sont écrites en plus petit dessous ce mot de bienvenue mais je n’arrive pas à les lire d’où je me trouve. Est ce que ce message et cette tasse de café me sont destinés, j’en doute fortement mais la disposition de l’ensemble m’invite à rentrer et à m’asseoir. Je pourrais toujours dire que j’ai pensé que cette tasse m’était destinée si on me surprend soudainement assis sur le long fauteuil. Je réfléchis à ce que je dois faire, mais je me persuade rapidement de rentrer à l’intérieur car cette pièce m’a intrigué dès que je l’ai vu à la sortie de l’ascenseur. Je pousse doucement la porte vitrée en évitant de faire le moindre bruit. Elle n’est bien sûr pas fermée. J’en étais sûr. Pourquoi aurait elle été fermée si un message de bienvenue nous invite clairement à entrer. L’intérieur de la pièce me semble encore plus silencieux que l’espace ouvert à l’extérieur. L’air y est sec et un peu frais, mais pas assez pour avoir froid. Un tableau de Tomoo Gokita est posé sur un des murs de la pièce, devant le fauteuil. Comme souvent, les peintures de Gokita représentent des personnages sans visage en noir et blanc. Celui-ci, rempli de couleurs noires, ressemble étrangement à un visage que je connais mais je ne parviens pas à l’identifier de manière claire. Le petit message posé sur la table est écrit en petits caractères à l’encre noire. On peut y lire la phrase suivante 「どうぞ、アームチェアに座って、コーヒーを飲んで、想像力を駆使してください」qui recommande de s’assoir sur le fauteuil, de boire un peu de café et de laisser aller son imagination. Il est également écrit en plus petit comme une signature: 「パラレル東京観測委員会」, le Comité d’observation du Tokyo parallèle. Mon visage, si quelqu’un pouvait le voir, doit certainement trahir l’appréhension certaine qui me saisit à la lecture de cette signature. Je la reconnais, c’est la même que celle de l’oeil de Shinjuku et du télescope d’Aoyama. Je regarde autour de moi mais rien n’attire mon attention à part cette lampe en forme de soleil en orbite et le tableau noir de Gokita. Il y a bien un petit télescope posé derrière le fauteuil mais, pointé vers le mur, il ressemble plus à un objet de décoration. Je décide de m’asseoir quelques instants pour remettre mes idées en ordre. Boire une gorgée de café est tentant mais je ne sais pas d’où il provient. Je regarde plutôt vers le tableau de Gokita. Les couleurs noires sont fascinantes. A qui peut bien me faire penser ce visage. Les cheveux sont mi-longs avec quelques mèches rebelles. On dirait un visage de femme mais je n’en suis pas certain, car son visage est entièrement noir, sans aucuns traits. Il est d’une teinte aussi noire que le café dans la tasse que je saisis sans réfléchir. En boire inconsciemment une gorgée me plonge tout d’un coup dans les ténèbres de ce visage. D’abord d’un noir profond, des lueurs infimes s’y dessinent progressivement. Un décor sombre prend place sur ce visage. Il se fait de plus en plus précis mais ses contours restent flous. On dirait une scène de spectacle. Une foule est devant moi debout entassé dans un espace compact. On devine une chaleur intense et des cris qui restent pourtant inaudibles. La scène qui prend place devant moi à l’intérieur du visage noir de la peinture de Gokita est un concert que je vois à la première personne, à travers mes propres yeux. Je suis moi-même debout derrière un groupe de musiciens. Un des membres tient une guitare des deux mains et se déplace sur la scène de manière saccadée. Ses mouvements incessants m’empêchent d’observer attentivement la foule devant moi. Je reconnais pourtant un visage dans cette foule, derriere ces mouvements confus qui me gênent. Je m’approche doucement en me concentrant sur ce visage. La coupe de cheveux mi-longue avec quelques mèches rebelles me rappellent maintenant le visage de Kei, dont je raconte l’histoire depuis quelques années déjà. Cette scène m’est maintenant familière. Je suis sur la scène de la salle de concert Loft à Kabukichō que je décrivais dans un des épisodes de mon histoire. Pourquoi ces images soudaines apparaissent devant moi? J’en ai strictement aucune idée et il me faut le découvrir. Kei, peux tu me donner des réponses? Alors que je m’approche encore un peu plus, accroché à ma tasse de café, les yeux rivés sur cette toile, Kei tourne le regard dans ma direction. Elle me fixe maintenant intensément. Je ne peux me détacher de ses yeux noirs. Son visage se rapproche mais son regard est fixe. Il occupe maintenant la totalité du visage noir de la toile de Gokita. Cette superposition lui donne une réalité inattendue. Le regard de Kei est accusateur. Ces yeux me font penser à deux dagues lancées à l’attaque pour terrasser un ennemi, comme les yeux du Dieu de la Mort. Cette intensité me met mal à l’aise et j’ai du mal à retenir mes forces. Je pose la tasse brusquement et me retient avec mon autre main sur le bord du fauteuil. Qu’est ce qui m’arrive? Les yeux de Kei m’hypnotise et je ne peux pas m’en échapper. Ils me traversent le cerveau et me font perdre l’équilibre en tombant à la renverse la tête la première sur le fauteuil. De l’autre côté du tableau, Kei tombe dans les pommes parmi la foule dans la salle de concert. Son amie Rikako qui l’accompagnait n’est déjà plus dans la salle.

Je me réveille un peu plus tard, allongé sur le fauteuil. La lumière de la lampe en soleil a perdu de son intensité et est désormais beaucoup plus sombre. Je ne reconnais d’abord pas les lieux mais je me rends vite compte que je suis toujours dans la même galerie vide. La tasse et le message ont été enlevé de la table. Est ce un rêve ? Est ce que je me suis simplement assoupi sur ce canapé après avoir longtemps marché dans les rues de Tokyo. Le regard de Kei ne s’imprime plus sur le tableau mais il reste très présent dans mon esprit. Est ce que son regard accusateur me reproche de lui faire subir les histoires que j’écris. Je comprends très bien qu’elle voudrait être une personne normale mais je n’ai pas les pouvoirs de changer son histoire. J’espère qu’elle pourra comprendre que j’essaie simplement de l’aider. Mes jambes sont engourdies mais je parviens tout de même à me lever. En sortant de la pièce, je jette un dernier regard au tableau de Tomoo Gokita qui reste impassible. Il ne reste aucune trace de mon passage. L’ascenseur arrive lentement à mon étage. En appuyant sur le bouton du rez-de-chaussée, je remarque qu’un petit écriteau indique que l’étage où je me trouve est interdit au public. Je regarde ma montre, il est tard, j’ai passé presque cinq heures dans cette galerie. Avant de sortir de l’ascenseur, je repense à Kei. J’espère que tu m’en veux pas…

(Quelques références pour le texte ci-dessus: des oeuvres de Tomoo Gokita, le texte de l’histoire de Kei, Du songe à la lumière, en cours d’écriture, et les deux autres textes de la série Tokyo Parallèle liés à celui-ci: l’oeil de Shinjuku et le télescope d’Aoyama).

De haut en bas, deux images extraites respectivement des vidéos sur YouTube des morceaux Shinigami Eyes de Grimes et de Iro Iro d’Aya Gloomy.

Je n’écoutais plus beaucoup Grimes depuis la sortie de son dernier album et je n’avais pas eu vraiment envie d’écouter ces deux derniers singles car le personnage qu’elle s’est construit ces derniers temps avait fini par m’agacer. Mais je ne sais pour quelle raison je me suis mis à écouter son dernier morceau Shinigami Eyes (les yeux du Dieu de la Mort), une recommandation YouTube peut-être ou peut-être était ce le fait de voir Yeule et Grimes ensemble sur une photo sur Twitter. J’aurais eu tord de ne pas l’écouter car le morceau est assez fantastique, tout comme la vidéo d’ailleurs. L’esthétique est étrange mais a quelque chose d’assez fascinant. Cette esthétique est par moments japonisante, mais semble plutôt mélanger toutes sortes de cultures virtuelles. A noter également l’inclusion d’un brin de K-pop avec la présence dans la vidéo de Jennie Kim du groupe Blackpink aux côtés de Grimes sur un camion japonais Dekotora futuriste. Tout se mélange mais ce n’est pas très grave. Certains parlaient d’appropriation culturelle mais je trouve ce genre de commentaire un peu ridicule. Le morceau a un rythme particulièrement marqué et accrocheur, mélangé aux ambiances sonores et vocales plus éthérées que l’on connaît bien de Grimes. Ça me plaît en fait beaucoup de revenir vers la musique de Grimes et m’inspire même quelques passages du texte que j’ai écrit ci-dessus. Je reviens également vers la musique d’Aya Gloomy car elle vient juste de sortir un nouveau single intitulé Iro Iro, qui est excellent. C’est un autre genre, mais Aya Gloomy évolue dans un monde à part, tout comme Grimes. J’ai beaucoup de mal à décrire ce que j’aime dans la musique et la voix d’Aya Gloomy. L’ambiance lente y est mystérieuse et contient à chaque fois quelque de nostalgique. Les sonorités minimalistes de synthétiser rétro jouent en ce sens, mais c’est aussi le cas de la vidéo du morceau. Aya s’y amuse avec des navettes spatiales d’un jardin pour enfants. On peut très facilement imaginer ce genre d’endroits, qu’on croirait laissé à l’abandon, quelque part au Japon. Je me suis rendu compte du coup que je n’avais pas écouté en entier son dernier album Tokyo Hakai. Je me rattrape en écoutant quelques autres morceaux de cet album comme Saisei(楽) et Turn Off. Cette ambiance musicale est vraiment unique et aux limites de la réalité.

shinjuku backyards

Cette longue marche pendant une journée de congé ensoleillée sur Tokyo se termine ensuite avec Shinjuku. Je pensais continuer encore un peu à marcher le long de l’avenue Meiji pour rejoindre Shibuya mais le courage m’a manqué. Il faut dire que j’ai marché en tout 31,886 pas, ce qui correspond à 19.6km, depuis Tamachi pour traverser le Rainbow Bridge, d’Odaiba jusqu’à Toyosu, dans le quartier de Iidabashi puis de Ichigaya jusqu’au centre de Shinjuku. Je n’avais pas autant marché en une seule journée depuis la visite de mon cousin S. L’envie de marcher pendant longtemps me démangeait depuis un petit moment. La fatigue physique me gagnant toute de même en naviguant au hasard des rues de Shinjuku, j’y trouve moins d’inspiration photographique. Il y a bien cette maison individuelle ronde sans fenêtres qui m’a beaucoup intrigué ou ce petit bar bas de plafond qui semble avoir squatté une place de parking pour s’y installer. La baraque ne semble pas très solide mais doit certainement être là depuis de nombreuses années.

En approchant du centre de Shinjuku, je passe devant une porte métallique beige quelconque comme on en voit souvent placée à l’arrière des buildings. Je l’aperçois au bout d’une petite rue perpendiculaire à celle que j’emprunte. J’y prête d’abord peu d’attention mais je reviens ensuite sur mes pas exprès pour la prendre en photo (la dernière photographie de ce billet), comme si elle cachait un mystère. Le petit escalier entouré de plantes m’intrigue en fait beaucoup. Il est utilisable et permet d’approcher la porte mais des obstacles tels que des plantes envahissantes et un gros paquet en carton viennent tout de même gêner le passage. J’imagine qu’on veut éviter qu’un passant vienne taper à la porte pour découvrir les secrets qui se cachent derrière. Après quelques réflexions en fixant cette porte pendant quelques dizaines de secondes, je me dis qu’elle ressemble à la porte du quartier d’Aoyama dont j’avais déjà parlé auparavant et qui donne accès à un Tokyo parallèle. Ma curiosité me pousse à essayer d’ouvrir cette porte mystérieuse. Il n’y a personne dans la petite rue où je me trouve, mais une improbable affiche du Christ collée sur le mur d’un building me regarde de travers. Il faut que je profite d’un moment de distraction pour monter rapidement l’escalier sans faire tomber le paquet en carton ou un des pots de fleur. Je devrais ensuite pouvoir m’infiltrer à l’intérieur. La porte ne demandait bien entendu qu’à être ouverte. Elle ne m’oppose aucune résistance, mais le grincement émis par les gonds de cette porte métallique me fait dire qu’elle n’a pas dû être utilisée très souvent. Après avoir pénétré à l’intérieur, je referme rapidement la porte derrière moi par peur d’avoir été aperçu. Il n’y a heureusement personne dans cette étroite allée coincée entre deux murs à l’arrière de buildings sans fenêtres. Il y a bien quelques branchages pour gêner le passage mais on doit pouvoir se faufiler. Je remarque rapidement une inscription posée sur le mur immédiatement à droite de la porte. Il est écrit « 新宿の目トンネル ー 入り口 », qui veut dire « Tunnel de l’oeil de Shinjuku – Entrée », sur une plaque métallique blanchâtre qui semble très ancienne, même si j’aurais bien du mal à la dater. Une autre inscription écrite en plus petits caractères et partiellement recouverte par des mousses se trouve en dessous de la plaque. On la remarquerait à peine car seulement deux katakana sont visibles. En grattant légèrement avec un morceau de branche trouvé sur le sol, on parvient finalement à déchiffrer l’inscription en lettres noires. Je ne suis par vraiment surpris en découvrant petit à petit les mots suivants: « パラレル東京観測委員会 », le Comité d’observation du Tokyo parallèle. Il s’agit du même comité que celui du bosquet à Aoyama. Mon intuition était donc bonne. Je ne suis pas du genre intrépide mais je ne peux plus vraiment faire demi-tour maintenant. Je ne sais quelle force me pousse à aller voir un peu plus en avant ce que peut bien cacher ce tunnel de l’oeil de Shinjuku. L’allée étroite dans laquelle je me trouve est plus ombragée que ce que je pouvais imaginer depuis l’extérieur. Il ne fait pourtant pas sombre, et une lumière chaude se diffuse à travers les branchages. Je me sens à couvert dans ce tunnel de verdure, sans crainte d’être vu. L’œil de Shinjuku mentionné sur le vieil écriteau fait peut être référence à l’oeuvre d’art de Yoshiko Miyashita appelée également l’Oeil de Shinjuku (新宿の目). Mais Nishi-Shinjuku me semble bien éloigné de l’endroit où je me trouve maintenant et même un raccourci ne m’amènerait pas jusque là bas. Il ne me reste plus qu’à avancer pour voir. Je peux faire demi-tour à tout moment, même si j’en n’ai pas vraiment envie.

Je n’avais pas remarqué devant moi un petit chat noir au poil lisse et aux yeux clairs. Il n’a pas peur de moi, restant assis à me regarder avec une insistance détachée. Il porte une petite clochette autour du cou ressemblant à celle que pourrait porter Doraemon. On se regarde tous les deux pendant de longues secondes qui paraissent être des minutes. Il n’a pas l’air étonné de me voir dans ce passage. Je ne le suis pas non plus. Après tout, les chats connaissent tout des recoins les plus secrets de la ville. Ils pourraient être d’excellents guides. Peut-être s’agit il de mon guide vers le Tokyo parallèle mentionné sur l’écriteau. Je fais quelques pas dans sa direction et il se retourne pour marcher lui aussi dans la même direction que moi. Il me faut certainement le suivre. Il émet à ce moment précis un miaulement approbateur comme s’il avait entendu mon questionnement interne et souhaitait me répondre. Très bien, je vais te suivre si tu insistes tant. Le chemin est parfois étroit et il faut dégager certaines branches de la main. On passe devant des tuyauteries qu’il faut parfois chevaucher. Le chat noir me laisse assez de temps pour me dépêtrer des obstacles se dressant sur le chemin. Il a l’air très habitué des lieux. Il marque ensuite une pause devant des escaliers descendant vers un couloir beaucoup plus sombre, placé entre des immeubles de béton. Faut il vraiment descendre dans les entrailles de la ville ou devrais-je plutôt faire demi-tour. Je ne vois déjà plus la porte derrière moi, et le chat qui me fixe maintenant des yeux ne me laisse plus beaucoup le choix. Par chance, j’ai avec moi une petite lampe de poche jaune dorée que je garde toujours dans mon sac en cas de tremblement de terre. L’intérieur du tunnel est vide. Une cinquantaine de marches environ nous amènent vers un couloir sous-terrain où circule un air légèrement frais. Je ne suis heureusement pas claustrophobe. Une petite inscription à l’intérieur du couloir indique 1,800m avec une flèche pointant droit devant. A l’intérieur de ce tunnel uniforme rempli de ténèbres, on perd complètement la notion de distance. C’est comme si j’avais perdu toute notion d’orientation. Mais je ne ressens pourtant pas de malaise. Mon guide est devant moi, il me regarde de temps en temps pour vérifier que je le suis bien. Ses yeux brillent dans les ténèbres. Ce petit chat à la clochette de Doraemon ne me veut pas de mal. Une lumière frêle se devine ensuite au loin, dévoilant bientôt des marches montant à nouveau vers la surface. Je n’ai pas l’impression d’avoir marcher 1,800m dans ce tunnel sous-terrain et le chemin doit être encore long avant d’arriver au but. Mais je ne sais pas de quel but il s’agit exactement. Le petit chat sautille en vitesse sur les marches et je suis donc obligé de presser le pas pour le suivre. J’ai l’impression d’entrer maintenant dans un labyrinthe de béton. Le chemin tout aussi étroit qu’au début du périple tourne maintenant à droite puis à gauche, puis à droite encore. Dans mon déboussolement passager, je perds la trace du petit chat qui a dû s’échapper loin devant. Un dernier virage m’amène finalement vers un couloir un peu plus large et éclairé de néons. Enfin la plupart des néons ne fonctionnent plus. Cet espace ressemble à un entrepôt car divers objets empaquetés y sont déposés. L’épaisse couche de poussière me fait penser qu’ils ont été oubliés ici depuis longtemps. On a peut-être même construit des buildings tout autour en oubliant l’existence de cet espace. Il s’agit d’une zone oubliée de la ville, perdue entre les buildings et dans l’épaisseur du trait des cartes. Je sais que l’oeil de Shinjuku est désormais proche. Il se trouve devant moi, je suis même à l’intérieur. Une petite chaise est placée derrière la pupille et invite à s’y asseoir. On peut bien sûr voir à travers l’oeil la foule passagère qui se presse dans le couloir de Nishi-Shinjuku. Personne ne prête attention à l’Oeil de Shinjuku, l’oeuvre d’art de Yoshiko Miyashita qui observe la vie tokyoïte depuis 1969. Du côté intérieur de l’oeil, où je me trouve, on peut lire l’inscription, en anglais cette fois-ci, « Gate of Living ». Ce poste d’observation permet d’observer la vie, d’imaginer ses traumas et ses joies. J’accompagne pendant quelques instants les douleurs et les sourires que je peux entrevoir. Ils me paraissent étrangement réels, comme si je pouvais les afficher clairement sur les visages. Je n’ai pourtant pas ce don. Que faire de ces observations? Toutes ces émotions individuelles vues à travers l’œil s’additionnent et se mélangent dans mon esprit. La dame au teint pâle habillée d’un tailleur noir approchant à pas rapide porte toujours la douleur de la disparition de sa sœur il y a deux ans. L’homme dans la trentaine qui l’a croisé à ce moment là tente de cacher ses difficultés financières qui le pousse à emprunter sans cesse plus que de raison. L’autre jeune fille un peu plus loin est intérieurement pleine de bonheur car elle vient juste de faire la connaissance d’une personne qu’elle trouve exceptionnelle et qu’elle imagine déjà être son petit ami. Le vieux monsieur qui avance lentement ne se plaint pas mais retient intérieurement sa douleur à chaque pas. Je n’arrive pas à déchiffrer sa douleur mais je la vois comme si elle était mienne. Pleins d’emotions individuelles se bousculent les unes contre les autres devant moi et se mélangent dans un brouhaha qui me remplit le cerveau. Je n’arrive pas à les effacer de mon esprit car j’essaie de les comprendre en vain. Le trop-plein d’émotions me donne le vertige. Moi qui ait plutôt l’habitude de marcher dans des rues vides de monde, cette vision me déséquilibre. J’ai l’impression de perdre petit à petit conscience alors que ma vision s’affaiblit et se teint d’un voile blanchâtre. Le flou m’envahît jusqu’à la perte totale de conscience.

Une dame, qui doit avoir à peu près une soixantaine d’années, me tapote doucement sur l’épaule en me disant d’une voix lente et douce « 大丈夫ですか? », est-ce que ça va? J’ai le souvenir un peu effacé d’avoir eu un coup de fatigue soudain alors que je regardais intensément l’Oeil de Shinjuku pour le prendre en photo sous le meilleur angle, avec si possible des passants pressés en premier plan devant mon objectif. Alors que je cherchais à saisir cette foule inexpressive se dépêchant pour rejoindre la station, j’ai tout d’un coup été saisi par des pensées introspectives, comme si l’Oeil de Shinjuku placé devant moi savait des choses me concernant que j’ignorais moi-même. Le malaise qui s’en suivait m’avait poussé à m’asseoir par terre, à même le sol, pour reprendre mes esprits en fermant les yeux quelques instants. La gentille dame s’était inquiétée de mon état et m’avait adressé la parole. Cette journée de marche a peut-être été trop longue pour moi. Je me remets vite debout en remerciant la dame et en évitant de créer des inquiétudes supplémentaires. Il est temps de rentrer chez soi. En quittant les lieux, j’évite l’oeil mais il ne me regarde déjà plus.

惑星のベンチ

En passant devant la porte obstruée par des arbres et des plantes sur la deuxième photographie, l’envie d’y entrer devient irrésistible. Frapper deux fois à la porte ne donne pas de réponse. Cette porte n’est pourtant pas fermée à clé et il suffit de tourner doucement la poignée ronde et de pousser un peu vers l’intérieur pour l’ouvrir. Les plantes qui semblaient gêner l’entrée se révèlent être beaucoup plus accommodantes qu’elles en avaient l’air. On ne peut pas ouvrir la porte complètement mais suffisamment pour entrer à l’intérieur. Un jardin dense nous y attend. Un étroit chemin de terre nous laisse à peine assez de place pour nous faufiler. Il faut avancer doucement de côté pour éviter de se blesser car les branches qui dépassent ressemblent à de minuscules pointes. Un passage semble avoir été creusé dans la densité végétale à priori impénétrable. On avance dans ce tunnel végétal sombre, guidé par des éclats de lumière s’échappant devant nous et donnant une direction à suivre. La lumière se fait petit à petit plus forte. Elle finit par nous éblouir lorsqu’on approche de la sortie du tunnel, comme si on se trouvait face à face avec un immeuble de verre exposé en plein soleil. Le passage s’ouvre sur une clairière de forme ronde parfaite comme si les arbres qui la délimitaient avaient été taillés récemment. L’herbe haute laisse pourtant présager que l’endroit n’a pas été visité depuis très longtemps. Une petite table de métal couverte d’une mosaïque aux couleurs délavées est placée au milieu de l’espace ouvert entre les arbres. Il n’y a personne, pas d’oiseaux, pas de moustiques, pas âme qui vive. À proximité de la table ronde, un banc de deux places est planté dans les herbes hautes. Il me semble d’abord penché en arrière dans une position déséquilibrée, mais il s’agit plutôt du dossier qui est incliné ce qui doit donner une assise quasiment allongée, les yeux vers le ciel. Il n’y a aucun nuage dans le ciel au dessus de moi. Pour être plus précis, il semble que les nuages évitent volontairement de passer au dessus de la clairière. On dirait même que la surface des nuages a été découpée dans une forme ronde reflétant celle de l’espace où je me trouve. On a le sentiment, en regardant en l’air, d’avoir un accès direct aux espaces célestes. Un papier un peu jauni est posé sur la table de jardin, dans une pochette plastique transparente. On peut y lire les inscriptions suivantes tapées à la machine à écrire « 惑星のベンチ・望遠鏡の中の景色: ベンチに座って空を見てください ». Je me répète à voix basse cette inscription mystérieuse pour essayer d’en comprendre la signification. « Banc des planètes / vue à l’intérieur du télescope : Asseyez-vous sur le banc et regardez le ciel ». Le papier porte une signature, pareillement écrite à la machine, en bas de page. Il est écrit « パラレル東京観測委員会 », le Comité d’observation du Tokyo parallèle. Mais je remarque avant tout un petit message écrit à la main au feutre noir sur la pochette plastique, qui donne un conseil à ceux qui le lisent: « don’t loose yourself forever だょ ». Je n’ai aucune intention de me perdre pour toujours, surtout dans une petite clairière dont on a vite fait de faire le tour. Le message du comité d’observation indique qu’il faut s’asseoir sur le banc incliné. S’asseoir quelques instants semble être la seule chose à faire ici. Le banc à la surface irrégulière n’est pas très confortable. Dès qu’on s’y assoit, on bascule rapidement le dos vers l’arrière sans pouvoir se retenir. J’observe d’abord le ciel mais il est vide, toujours entouré de nuages qui semblent plus épais qu’auparavant. Mon regard redescend doucement vers l’intérieur de la clairière, partant de la cime des arbres pour revenir sur la table de jardin posée en son milieu. Il n’y a pas de télescope, ni de planètes. Seulement ce banc au dossier incliné sur lequel je suis assis. Un monde parallèle va peut être apparaître soudainement devant mes yeux et comme l’indique le message écrit à la main, il faudra éviter de s’y perdre. Le ciel s’assombrit petit à petit. Je n’ai plus de notions claires du temps qui passe et il ne me vient pas à l’idée de regarder mon téléphone portable, perdu dans le fond de mon sac. Il est certainement l’heure de rentrer mais je ne peux m’empêcher de vouloir passer quelques minutes supplémentaires assis sur ce banc. On n’entend pas les bruits de la ville pourtant proche, ni ne voit les lumières des immeubles. Il se dégage de ce lieu une sérénité dont je n’avais jamais fait l’expérience jusqu’à maintenant. Il fera très bientôt nuit noire. Il me vient en tête une évidence. Je suis à l’intérieur du télescope. En levant les yeux au ciel une nouvelle fois, des formes vaporeuses prennent consistance. Une première forme ronde grise s’approche de moi, mais je l’évite du regard quand elle devient dangereusement trop proche. Mon regard fixe ensuite une couleur orangée dont la forme se fait de plus en plus précise au fur et à mesure que je m’en approche. J’ai le sentiment de m’éloigner et il faut tout de même que je pense au retour. Je peux quand même m’approcher un peu plus de cette planète rouge, la frôler gentiment de la main. Un objet beaucoup plus imposant attire ensuite mon regard. Je voudrais me plonger dans son œil mais un autre astre céleste me pousse à continuer encore un peu plus loin dans la noirceur de l’espace. Juste un peu plus loin. Des formes d’anneaux tournent à l’infini sur eux même. On a envie de faire partie de cette boucle inarrêtable. L’attraction est tellement forte qu’on pourrait s’y perdre à l’infini. On pourrait s’y perdre pour toujours, comme indiquait le message écrit à la main sur la pochette plastique de la table de jardin. C’est un avertissement. Reprenons conscience, redescendons sur terre. Est ce que j’ai perdu conscience? Je ne crois pas, la réalité de ce voyage est très claire dans ma mémoire. On distingue à peine la table de jardin dans la nuit ténébreuse qui a envahi la clairière. Il faut maintenant sortir. Le tunnel dans les arbres est toujours là donnant sur la porte de sortie. Je tourne délicatement la poignée pour sortir de cet espace parallèle de Tokyo. La densité de Tokyo cache de nombreux endroits étranges ouvrant leurs portes sur un univers parallèle. Il suffit juste d’y croire un peu.

Le nouvel EP intitulé Setsuzoku (接続) du super-groupe Ajico est vraiment excellent. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils décident finalement à se réunir. Leur premier et unique album Fukamidori (深緑) était sorti en Février 2001, il y a donc plus de 20 ans. Le EP ne comprenant que 4 morceaux, il est forcément beaucoup trop court vu la qualité de la musique qu’on y écoute. La voix de UA est exceptionnelle, à l’accentuation et la particularité très marquées. C’est ce qui fait tout l’intérêt de son chant. L’ensemble est plus pop que ce qu’on connaissait sur leur premier album. Le deuxième morceau intitulé Wakusei no Bench (惑星のベンチ) démarre sur des accords de guitare de Kenichi Asai qui rappellent dans leurs sons mélancoliques des morceaux du premier album. On peut regretter un peu que Kenichi Asai ne chante pas un peu plus car on n’entend sa voix que sur les deux morceaux les plus importants de l’album, le premier Chiheisen MA (地平線 MA) et le quatrième L.L.M.S.D. Ce sont les morceaux les plus rythmés du EP et très certainement les meilleurs (quoique j’aime beaucoup Wakusei no Bench car il m’incite à écrire des choses). Les deux morceaux sont d’ailleurs dans le classement des meilleures ventes de l’émission Hot 100 de la radio J-Wave. L.L.M.S.D. étant le morceau le mieux classé des deux alors que seul le premier morceau Chiheisen MA a une vidéo pour l’instant. UA était l’invitée de Chris Peppler dans cette émission et l’entendre parler de l’album et de sa collaboration avec Kenichi « Benji » Asai m’avait donné une grande envie d’écouter ce EP le soir même. Petit détail qui m’a amusé, UA nous dit que Benji est plus bavard qu’avant. Sur ce nouvel EP, comme sur Fukamodori d’ailleurs, j’aime beaucoup quand les voix de UA et de Asai se mélangent, ou se répondent sur le ton de la comédie sur la toute fin du quatrième morceau. La voix de UA est pleine de puissance et d’aisance, comme celle d’un rocker qui viendrait jouer sur le terrain de Benji. J’aime aussi quand elle change complètement de voix et se permet parfois des petits sons de voix inattendus comme des miaulements. Les deux autres membres du groupe Ajico, déjà présents sur le premier album, sont Kyōichi Shiino à la batterie et Tokie à la basse. Je ne connaissais pas la guitariste Tokie, mais je l’ai découverte il y a plusieurs semaines à travers un retweet de Toshiki Hata, qui partageait une petite vidéo d’une installation artistique dans un temple de la préfecture de Shimane (Hata est originaire de Shimane). La scène représente un dragon en mouvement accompagné par un danseur et par les sons de guitare de TOKIE. Cette performance se déroulait à l’intérieur du temple Umikurasan Ryuun-Ji. Et en parlant au passage de Tokyo Jihen, le nouvel album sortant la semaine prochaine, ils nous feront le plaisir de passer tous les cinq dans une émission spéciale sur YouTube ce Vendredi 4 Juin à 21h. En attendant, je me remets à écouter Blankey Jet City à la suite de l’album de AJICO, les deux énormes compilations 1997-2000 puis 1991-1995.