Azabu Edge

L’architecture peut être parfois déroutante quand la logique des formes n’est pas immédiatement compréhensible. Azabu Edge par l’architecte avant-gardiste Ryoji Suzuki fait partie de ces bâtiments très particuliers que l’on trouve parsemés dans Tokyo. Azabu Edge se compose de blocs de béton brut, martelés à certains endroits comme si on avait créer des ouvertures au burin. On y retrouve la forme exagérément accentuée de l’escalier, comme sur la maison particulière House in Jingumae du même architecte, que j’avais découvert par hasard mais en toute logique à Jingumae. Depuis le début de sa carrière, Ryoji Suzuki utilise les termes « Experience in Material » pour toutes ses œuvres architecturales. Azabu Edge doit très certainement être la vingtième création de l’architecte, car le building porte le sous-titre Experience in Material N. 20. Ce titrage laisse entendre que l’architecte conçoit son architecture comme une expérimentation des matériaux et des formes. Selon l’architecte, Azabu Edge, datant de 1987, a été dessiné en réaction à l’environnement hétéroclite alentour au moment de sa construction. La complexité des formes de ce bâtiment entend refléter et s’inscrire dans la succession dysharmonieuse des bâtiments qui s’alignent sur cette rue et dans ce quartier de Nishi Azabu. Comme on le sait très bien, il n’y a aucune unité stylistique dans l’architecture tokyoïte à part pour certains complexes intégrés comme Roppongi Hills (qui n’est pas très éloigné de Azabu Edge d’ailleurs). Mais on peut également considérer ce chaos comme une nouvelle approche architecturale. Les « Expériences in Material » de Ryoji Suzuki ne sont pas toutes des bâtiments ou des résidences privées, mais peuvent aussi prendre le format d’installations artistiques, de films ou livres de photographies architecturales. La même année que Azabu Edge, Ryoji Suzuki réalise un projet particulier appelé Absolute Scene ou Experience in Material N. 24, qui documente en photographie la destruction d’une maison résidentielle en bois. Plutôt que de construction, il s’agit là de destruction architecturale. Le point d’intérêt qu’il développe dans ce projet est la mise en scène de l’évolution de l’architecture avec le temps. Il tente de montrer une architecture qui continue à exister même après son utilisation fonctionnelle, jusqu’à ce que le bâtiment passe à l’état de ruines. Dans une interview publiée dans le livre Encounters and positions: Architecture in Japan, Ryoji Suzuki nous parle de ce concept de disparition architecturale:

[…] architecture takes on a life of its own. It changes with the people living in the building, and it remains when the people leave. That’s what interests me about abandoned buildings. In Europe, buildings are mostly made of stone and endure pretty well. But in Japan, buildings are basically wooden structures that disappear more easily. In Tokyo, after the bombing and the fires of World War II, most buildings burnt down, but their remains lingered on like ghosts. I wondered what would happen to a Japanese building when it became unused and began to slowly disappear.

Ryoji Suzuki choisit les matériaux en réfléchissant à leur évolution dans le temps, à la manière dont ils vont, petit à petit, prendre de l’âge et s’altérer, l’état final étant quand le bâtiment passe à l’état de ruines. On perçoit d’ailleurs cet aspect dans les choix volontaires de casser certaines parois de béton, comme au rez-de-chaussée du building, pour donner le sentiment que le bâtiment se trouve déjà dans le cours de son évolution vers l’état de ruines. Il y a une beauté certaine à voir le béton vieillir, une beauté non-conventionnelle que j’ai appris à percevoir avec la photographie.

Buildings are constantly changing and transforming. […] I can’t control how it changes, but I do observe the aging process. So, what I can control is my choice of material. As it changes over time, I want to choose materials that will age over time according to their substance, such as store or steel or solid wood rather than thin superficial materials. I design elements where you experience the aging of material.

En parlant de photographie, me reviennent en tête les photographies de Hiroshi Sugimoto qui prennent souvent pour sujet le passage du temps notamment à travers les séries en longue exposition de vues sur l’océan ou de l’intérieur de salles de théâtre ou de cinéma. De la photographie, Hiroshi Sugimoto s’est reconverti partiellement à l’architecture depuis quelques années. Il a notamment conçu avec l’aide de l’architecte de profession Tomoyuki Sakakida l’Observatoire d’Enoura pour la Fondation d’Art d’Odawara. Cet observatoire a ouvert ses portes en Octobre 2007 et se compose de plusieurs structures architecturales. De la même manière que pour ses photographies et un peu comme Ryoji Suzuki, Hiroshi Sugimoto entrevoit son architecture dans sa temporalité. Dans une interview du New York Times, il indique que son désir est de créer des bâtiments qui ne montrent pas toute leur beauté lorsqu’ils viennent d’être construits, mais au contraire s’embellissent avec les années. Il nous invite même à revenir dans 1,000 ans pour constater que le bâtiment, certainement à l’état de ruine, révèlera sa véritable beauté.

Rather than designing architecture that looks its best new, he [Hiroshi Sugimoto] aims to create buildings that will “still look nice after civilization is gone,” he says. “After it ends, my building will be the most beautiful building as a ruin.” […] “One hundred years is usual” — for the life span of a building — “but 1,000 years is my calendar. Wait another 1,000 years, and it will be much, much better looking.”

Cette idée est similaire aux réflexions de Ryoji Suzuki sur la destruction progressive de l’architecture jusqu’à un état de ruine, mais aussi de l’architecte américain Louis Kahn avant lui:

When the building is a ruin and free of servitude, the spirit emerges, telling of the marvel that a building was made.

Ces approches sont relativement théoriques, mais j’aime beaucoup l’idée de voir des bâtiments construits avec ces principes en tête. Et comme je l’indiquais ci-dessus, le béton qui a prit de l’âge devient photogénique comme un vieux visage.

7 commentaires

  1. Bonjour Frédéric,
    Merci pour ton billet ! Avec ces petites ouvertures carrées, l’arche du passage et cet escalier apparent qui donne un aspect crénelé, cette construction m’évoque un château futuriste un peu bariolé qui aurait été restauré par un Viollet-Le-Duc des temps modernes…
    ça m’amène à te demander ce que tu sais sur cette autre construction qui m’avait étonné pour son aspect hybride…
    https://www.google.com/maps/@35.6750842,139.7312217,3a,75y,120.21h,105.9t/data=!3m6!1e1!3m4!1sQVZLJ7O3JGvGYVts5YFhDg!2e0!7i16384!8i8192

  2. Bonjour Nicolas, Merci pour ton commentaire! Il s’agit du Akasaka Civic Center, mais je ne sais pas qui en est l’architecte. ce n’est pas Kengo Kuma, mais cette architecture aux styles hétéroclites me rappelait un peu le bâtiment M2, qui compte dans les premières réalisations de Kengo Kuma. On y trouve des éléments gréco-romains, notamment un énorme pilier volontairement surdimensionné, et une partie de verre beaucoup plus moderne. C’est également un association étrange que l’on trouve sur le Akasaka Civic Center. La partie ‘fortifiée’ me fait d’ailleurs penser à cette image de ruines dont je parlais ci-dessus. Je noterais ici plus tard si je parviens à trouver qui a conçu ce bâtiment. (L’image ci-dessous est extraite du site de l’architecte en lien ci-dessus).

  3. Ah oui ! Super étonnant ce bâtiment M2 ! Et je comprends que l’Akasaka Civic Center t’y fasse penser, il y a en effet de nombreux points convergents entre ces 3 exemples d’architecture. Je ne sais pas s’il y a encore beaucoup d’exemples de cette mouvance architecturale mais, personnellement, je ne trouve pas ça très élégant et, passé le sentiment de surprise lié à l’hybridation du concept, le style n’arrive pas à me convaincre tout à fait.
    En tout cas, merci pour ta recherche !

  4. Salut Nicolas, oui le style est très particulier et pas très harmonieux. J’avais d’ailleurs lu dans une interview que Kengo Kuma regrettait maintenant avoir conçu ce style d’architecture à l’époque, très différent du style actuel beaucoup plus sobre et suivant une même unité de style. Pour le photographe, ce type de bâtiment reste intéressant, mais j’en connais assez peu. Personnellement, j’aime bien l’architecture brute de Ryoji Suzuki et ses éléments ressemblant à des ruines, car ils n’envahissent pas non plus le bâtiment et restent assez discrets. Dans un style un peu similaire, j’aime beaucoup les fissures cassant le béton chez un autre architecte s’appellant Suzuki, Edward Suzuki, que je montre régulièrement sur ce blog. Par exemple, dans ses buildings des années 80: Wedge (1989) sur la deuxième photo de ce billet ou encore le Onward Daikanyama (1986) sur la troisième photo de ce billet. Il y a aussi dans le même style le superbe Ebisu East Gallery sur la première photo de ce billet, mais je ne suis pas sûr que ça soit d’Edward Suzuki bien que ça y ressemble énormément.

  5. Bonjour Frédéric, merci pour tes explications et ces nouveaux exemples qui sont très intéressants. J’en apprends chaque jour un peu plus grâce à toi et constate avec un plaisir sans cesse renouvelé que, loin de s’épuiser, l’architecture au Japon est un sujet d’une richesse inouïe. Bravo pour ton érudition et le soin que tu mets dans tes commentaires !

  6. Bonjour Nicolas, Merci surtout à toi pour tes commentaires ! Mon ‘érudition’ est tout de même limitée, mais j’aime beaucoup faire des recherches sur les sujets architecturaux et d’urbanisme, ce qui nourrit mes billets et mes réponses en commentaires qui m’aident parfois à organiser mes idées. J’apprends aussi beaucoup au fur et à mesure de mes billets à travers ces recherches, et je suis content de pouvoir partager cela sans aucunes arrières pensées.

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