no one knows the truth inside me

L’envie me reprend régulièrement de montrer des photographies en noir et blanc pour leur particularité d’intemporalité. Ce sont pourtant ici des photographies digitales récentes. J’ai toujours une pellicule en cours sur le Canon argentique, mais le rythme de progression est malheureusement d’une lenteur qui m’a fait oublié les photos que j’ai pu y prendre jusqu’à maintenant. Montrer des photographies en noir et blanc est aussi une occasion de s’arrêter et de regarder un peu en arrière dans les milliers de photos que j’ai pu prendre jusqu’à maintenant. Je trouve que le noir et blanc convient bien pour cette recherche de photographies plus anciennes car il atténue la temporalité. Elles auraient pu être prises hier comme il y a vingt ans. Et le noir et blanc va bien avec les paysages lumineux, avec le béton, avec certains genres d’architecture. Sur les deux premières photographies, nous sommes dans les montagnes de Hakone pendant la période froide du nouvel an, il y a plusieurs années. L’atmosphère de désolation qui se dégage du béton de la première photographie m’impressionne maintenant alors que j’avais laissé de côté cette photo à l’époque. Les photographies suivantes proviennent du sanctuaire Kashihara Jingu près de Nara et du temple Toyokawa Inari qu’on a visité beaucoup plus récemment. Mais l’idée du noir et blanc s’est aussi imposée en raison de la musique qui va suivre.

L’album The Invitation of the Dead de Tomo Akikawabaya est aussi étrange qu’il est fascinant. Je me suis posé la question de savoir si j’allais en parler sur ce blog, mais j’ai toujours parlé de toutes les nouvelles musiques que j’ai pu découvrir au fur et à mesure des années sans omissions volontaires. L’étrangeté de cet album dans le style darkwave ne vient pas tant des compositions musicales que de la voix et la manière de chanter de son interprète. J’ai toujours été intrigué par les manières inhabituelles de chanter, qui peuvent parfois aller jusqu’à des extrêmes tout en restant dans une certaine forme de grâce voire de délicatesse. La voix de Jun Togawa est un très bon exemple de cela et l’écoute de ses albums solo et des albums avec son groupe Yapoos avait provoqué en moi une longue fascination de plusieurs mois (qui me revient par cycles, certes à moindre dose, quand je réécoute ses morceaux maintenant). Il s’est également produit une sorte de fascination voire même une obsession envers cet album de Tomo Akikawabaya, peut-être parce qu’on sait peu de chose sur cet artiste mystérieux. Le nom de l’artiste, tout d’abord, est étonnant car Akikawabaya sonne japonais mais cette composition de syllabes est soit inexistante en japonais soit particulièrement bancale. Le véritable nom de cet musicien serait en fait Tomoyasu Hayakawa. L’album The Invitation of the Dead est sorti en 2015 sur le label new-yorkais Minimal Wave Records, mais je ne l’ai seulement découvert qu’il y a quelques semaines. Il s’agit en fait d’une compilation d’un album de 8 titres intitulé The Castle sorti en 1984, ainsi que d’un EP de 3 titres intitulé Anju sorti en 1985. La carrière musicale de Tomo Akikawabaya est courte (de 1983 à 1986). Il sort son premier morceau Mars en 1983, morceau qui sera ensuite inclu sur The Castle puis sur la compilation que j’écoute en ce moment. Son dernier opus est un EP de deux titres sorti en 1986 et intitulé Kojiki To Onna. Il n’est étrangement pas inclus sur la compilation. La sortie de cette compilation est de l’initiative du label Minimal Wave Records qui s’était mis en tête de retrouver la trace de cet artiste disparu subitement après avoir laissé derrière lui une musique intemporelle et obscure qui ne laisse pas indifférent.

The Invitation of the Dead démarre par un premier morceau instrumental de 12 minutes intitulé Rebirth. Les nappes électroniques plutôt minimales nous font entrer dans le domaine du rêve. Les premières notes évoquent un espace en désolation avant que ne démarrent les sons de synthétiseur sur des notes simples, répétitives mais étrangement non prédictives. Ces sons possèdent une beauté mystérieuse qui s’imprègne petit à petit dans notre inconscient et nous poussent à partir dans les songes, dans une forme de méditation peut-être. Ce premier morceau est parfaitement représenté par la photographie de couverture de l’album, prise par le photographe Alao Yokogi (横木安良夫). On y voit une femme à la beauté mystérieuse, vêtue de blanc et au visage blanchi, comme un ange sorti d’un paysage aride et mortuaire que je vois représenté par l’épave de bateau sur le rivage. J’y vois une dimension quasiment religieuse, celle d’une renaissance construite sur le chaos. Le morceau s’appelle d’ailleurs Rebirth (renaissance). Ce n’est à mon avis pas un hasard si le modèle qui pose sur cette photographie se nomme Ange (アンジュ). J’ai vu son nom écrit de cette manière en japonais mais son véritable nom est Rena Anju (安珠玲永) et elle se fait plus communément appelée Anju. Elle était pendant ces années là mannequin haute-couture et défilait à Paris (パリコレ) pour Kenzo, Jean-Paul Gaultier par exemple. Elle revient ensuite au Japon dans les années 90 pour devenir photographe et il s’agit de la profession qu’elle exerce encore maintenant. Ce qui est troublant, c’est que Anju est l’unique modèle qui pose sur toutes les couvertures des disques de Tomo Akikawabaya, sauf sur le dernier Kojiki To Onna qui a une couverture dessinée représentant une femme en kimono qui pourrait très bien représenter Anju. Un des EPs se nomme également Anju. Bien que les paroles des morceaux toutes en anglais soient difficiles à comprendre entièrement, j’ai lu quelque part qu’elle y serait souvent évoqué. Sur la photo de couverture d’albums, Anju porte une robe créée par Tomo Akikawabaya. Les relations entre les deux personnes sont mystérieuses mais on imagine bien que Anju était une inspiration primordiale de son œuvre musicale, une muse peut-être. On ne sait rien cependant des connections exactes qui existaient entre eux, ni s’il y a une quelconque relation avec la fin soudaine de sa carrière musicale. Toujours est il que l’on ne peut pas dissocier la musique de The Invitation of the Dead de l’image mystérieuse de Anju qui l’accompagne. Cette photographie de couverture intervient directement dans l’appréciation de la musique de l’album, ce qui est chose assez rare pour le noter. Anju apparaît également aux côtés d’autres artistes électroniques de l’époque et pas des moindres car elle est un des personnages principaux du film musical PROPAGANDA du Yellow Magic Orchestra (YMO) que j’ai regardé avec une curiosité interrogative. On la voit également en photo aux côté de Ryuchi Sakamoto à l’époque du YMO, sur une photo prise par le même photographe Alao Yokogi. Son compte Instragram montre d’ailleurs quelques autres photographies tirées de PROPAGANDA (1, 2, 3) ainsi qu’autres séries de photographies de Anju.

Image du modèle Anju extraite du film PROPAGANDA du Yellow Magic Orchestra (YMO).

Le deuxième morceau de l’album The Invitation of the Dead est le premier single Mars qu’il a sorti en 1983. Ce morceau contraste beaucoup avec le premier morceau instrumental de l’album car il est chanté par Tomo Akikawabaya, comme d’ailleurs tous les autres morceaux qui suivent. Sa manière de chanter est pour le moins particulière et en rebutera certainement beaucoup. On devine une poésie dans ses mots, quelque chose d’intime, d’existentiel et de désespéré certainement, mais la signification reste très obscure car difficilement compréhensible. Sa manière de chanter est aussi assez difficile à décrire, teintée de romantisme, entre parlé et envolée mélodique, ce qui donne une approche parfois un peu rugueuse qui vient contraster avec la fluidité musicale. L’ambiance des paroles est sombre tout comme l’est la composition musicale. Les morceaux se ressemblent beaucoup dans le sens où ils évoluent dans une continuité jusqu’à l’apogée du huitième morceau Sleeping Sickness (qui est également le dernier morceau de l’album The Castle). Sleeping Sickness est d’une beauté pénétrante, comme nombre de morceaux de cet album d’ailleurs. Les sons sont marqués des années 80 mais garde une certaine intemporalité. J’ai parfois le sentiment d’y trouver une ressemblance avec les musiques d’Angelo Badalamenti sur Twin Peaks (pourtant sorti bien après les albums de Tomo Akikawabaya) et, sans qu’il n’y ait de ressemblance musicale, cette musique m’évoque également Unknown Pleasure de Joy Division. J’y trouve peut-être une même force dévastatrice. Le morceau le plus difficile d’accès de l’album est très certainement Diamond, toujours en raison de son interprétation au chant. Il y a pour moi quelque chose d’entêtant dans ce morceau qui me pousse à y revenir sans cesse, une sorte d’addiction subtile qui se développe dans notre subconscient. Le final tout en restant minimaliste est tout simplement superbe de délicatesse, par sa propension à évoquer des émotions.

L’artiste Tomo Akikawabaya est mystérieux car on ne sait que peut de choses sur lui. Il a construit ses albums en comité très restreint, accompagné d’un seul ingénieur du son nommé Takaaki Han-ya. Il joue de tous les instruments, chante tout lui-même et a toujours enregistré tous ses disques dans le même studio, Bea Pot Studio tenu par le même Takaaki Han-ya. Ce studio serait apparemment toujours en activité dans une banlieue de Tokyo, dans la ville de Tama près de Fuchu en direction de Hachijōji. Tous ces disques sont sortis sur son propre label Castle Records, apparemment seulement en vinyles et il n’y a pas eu de parutions en CD. Les vinyles étant impossible à trouver d’occasion (en regardant par curiosité aux Disc Union et sur Mercari), sa musique était difficilement écoutable dans de bonnes conditions. La sortie de The Invitation of the Dead sur le label Minimal Wave est également uniquement disponible en vinyle pour ce qui est du format physique, mais l’album est également en vente sur Bandcamp et sur iTunes en version digitale. Les morceaux sur The Invitation of the Dead ont été remasterisés et sont apparemment plus fidèles à l’idée originale de l’auteur. On peut bien écouter l’album entier sur YouTube, ce que j’ai fait lors de ma première écoute avant de l’acheter sur Bandcamp en digital. La version YouTube est par contre un enregistrement à partir des vinyles et comprend de nombreux bruits parasites (que les amateurs aiment j’en suis sûr).

On sait peu de choses sur Tomo Akikawabaya car il ne donne tout simplement pas d’interview. En fait si, il y a quand même une excellente interview récente (datant de 2016) par un artiste électronique nommé Nao Katafuchi. On comprend qu’il a été important dans la mise en relation entre Tomo Akikawabaya et Minimal Wave Records pour la création de l’album The Invitation of the Dead. Cette interview est très instructive car on en apprend un peu plus sur Tomo Akikawabaya qui se fait désormais appeler Th (pour Tomoyasu Hayakawa, j’imagine), son passé et son activité musicale actuelle. Il est en fait encore actif à travers un projet appelé The Future Eve qui est une collaboration avec le musicien anglais Robert Wyatt autour d’un morceau intitulé Brian The Fox. Un album est sorti en Mars 2019 sur le label Flau et est disponible sur Bandcamp et iTunes sous le titre KiTsuNe / Brian The Fox. Je connais d’ailleurs ce label Flau, notamment pour les artistes électroniques Cuushe et Noah. On apprend que Th a été membre éphémère d’un groupe new wave / punk appelé Desperate Bicycles alors qu’il était étudiant en Angleterre, ce qui explique qu’il chante en anglais. Il évoque également un autre groupe créé avec le même ingénieur du son Takaaki Han-y’a, suite à Tomo Akikawabaya. Ce groupe prenait le nom Beata Beatrix, qui est également une peinture datant de 1870 par Dante Gabriel Rosetti mais aussi, d’une manière un peu plus anecdotique, le nom d’un groupe de rock gothique italien. On apprend que Th est aussi photographe, comme l’est devenue Anju, et qu’il possède un restaurant appelé Happy Mouth (nom inspiré de Robert Wyatt) dans la préfecture de Mie, dans la ville de Suzuka (三重県 鈴鹿市 加佐登1-12-5). En regardant le compte Instagram du restaurant, j’étais amusé d’y voir une photo de Cuushe du même label Flau, à une table du restaurant. Ce qui est intéressant de voir à travers cette interview et à travers d’autres articles publiés sur quelques blogs, c’est que cette musique provoque les passions, certes d’un nombre très restreint de personnes, mais provoque aussi le besoin d’en parler et d’écrire à son propos, ce que je fais à ma manière sur ce billet de blog. C’est souvent essentiel pour moi d’écrire et c’est certainement une manière personnelle d’être reconnaissant envers l’artiste qui se livre devant nous.

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