Magritte’s & UFO building

J’avais vu plusieurs fois sur Instagram la maison étrange de béton des deux premières photos, sans savoir où elle se trouvait. Je découvre récemment qu’elle se situe au coin d’une petite rue du quartier de Yotsuya Sakamachi. Le quartier est, comme son nom le laisse penser, plein de rues en pente. Il se trouve à proximité du quartier d’Arakichō dont j’avais déjà parlé il y a tout juste un an. Cette maison de béton ressemble à un champignon ou à un objet volant non-identifié. Je ne connais malheureusement pas l’architecte. Je me demande bien à quoi peut ressembler l’intérieur vu le peu d’ouvertures apparentes. Avant de partir à sa recherche à vélo, une petite recherche sur GoogleMap me fait la surprise de me dévoiler une autre maison intéressante que je connaissais pour l’avoir déjà vu dans des magazines d’architecture. Je la montre sur les photographies qui suivent celles de la maison champignon / UFO. Il s’agit de la maison individuelle nommée Magritte’s par Yasuhiro Yamashita de l’Atelier Tekuto. Ce n’est pas la première fois que je découvre par hasard une maison de l’Atelier Tekuto alors je recherchais autre chose (l’autre était Penguin House). En fait, j’ai découvert par hasard la plupart des maisons à l’architecture remarquable de l’Atelier Tekuto. Ce genre de signes m’intriguent forcément vraiment beaucoup. La maison Magritte’s se trouve à quelques mètres dans la même rue que la maison champignon de béton des deux premières photographies, mais on pourrait très facilement passer à côté si on ne fait pas attention.

D’apparence extérieure, la maison Magritte’s se compose de deux blocs de béton brut superposés l’un au dessus de l’autre et séparés par une étroite surface oblique de vitrage. Ces surfaces vitrées, faisant le tour du bâtiment, semblent être les seules ouvertures de la maison, si on exclut bien entendu la porte d’entrée. On a en fait l’impression que le bloc de béton supérieur est détaché du reste, comme s’il flottait légèrement. La rue étant étroite, il était malheureusement très difficile de montrer une vue d’ensemble du bâtiment. D’après le site de l’architecte, cette maison s’inspire d’une peinture du peintre surréaliste belge René Magritte. Cette peinture appelée Le château des Pyrénées (1959) montre un château posé sur un immense rocher s’envolant dans le ciel au dessus de l’océan. On retrouve cette impression de légèreté improbable dans la maison conçue par l’Atelier Tekuto à la demande du jeune couple, futur propriétaire de la maison. Les quelques photos ci-dessus sont empruntées au site web de l’architecte et donnent une bonne idée de l’agencement intérieur fait de béton brut. Magritte’s a été construite en Juin 2005 sur un tout petit espace de 26.15㎡, dans une zone résidentielle dense et une petite rue très étroite, comme je le mentionnais ci-dessus. Les photographies montrent un espace intérieur relativement bien éclairé par la ligne latérale de fenêtres obliques, mais je pense qu’en réalité il doit quand même rester assez sombre, même en pleine journée.

En regardant la peinture du château volant de Magritte qui a inspiré le concept visuel de cette maison, je pense au château dans le ciel de Laputa. Sur un billet de son blog, mahl me rappelle l’excellente série d’émissions radio de la série « Les chemins de la philosophie » sur France Culture, consacrée pour quelques épisodes aux films d’animation d’Hayao Miyazaki. Quelques épisodes avaient été diffusés en 2019 et m’avaient à l’époque donné envie de revoir Nausicaä. Cette série intitulée « Philosopher avec Miyazaki » a repris cette année en Février avec quelques épisodes dont un évoquant justement Laputa. On m’a souvent demandé si je m’étais inspiré de Laputa à l’époque où je montrais mes premières compositions urbano-végétales représentant des maisons ou immeubles avec des bases végétales prenant leur envol au dessus de la ville. Je ne m’étais pourtant pas consciemment inspiré des films de Miyazaki.

une série comme les autres (2)

Après avoir visité le quartier de Tsukuda que j’évoquais dans un billet précédent, je continue à marcher en direction de Ginza. Je voulais d’abord revoir l’oeuf de Toyo Ito, nommé Egg of Winds, posé quelque part entre les immeubles de Tsukishima. J’étais déjà passé le voir il y a quinze ans et je voulais vérifier qu’il était toujours là. Marcher vers Ginza me fait d’abord passer par Tsukiji, mais je n’ai pas fait de détour vers l’ancien marché aux poissons. J’aurais pu appelé ce billet “de Toyo Ito à Toyo Ito”, car le bâtiment rosâtre pour la marque de bijoux Mikimoto est également une création architecturale de cet architecte. Sur la devanture du magasin, on reconnaît l’acteur et chanteur Suda Masaki (菅田将暉) même s’il se cache avec ses mains. On le voit souvent dans les dramas mais je connais moins sa musique à part le morceau Sayonara Elegy (さよならエレジー) qui est depuis un petit moment dans ma playlist lorsqu’on part loin en voiture. Je me pose parfois la question de savoir si je pourrais reconnaître des personnalités connues, des musiciens et artistes, au hasard des rues. Mari me dit régulièrement qu’elle a aperçu untel ou unetelle dans les rues de Tokyo, comme par exemple Takuya Kimura à Naka Meguro (il habite par là-bas). C’est plus rare pour moi, mais j’ai eu la surprise d’apercevoir Utaha (詩羽) de Wednesday Campanella marchant accompagnée dans les sous-sols pourtant très empruntés de la station de Shibuya. Même avec un masque, elle est facilement reconnaissable par sa coupe de cheveux. Je ne pouvais pas me tromper. J’étais sur le moment étonné qu’elle marche normalement à Shibuya sans essayer de trop se cacher, mais en même temps, elle n’est pas encore aussi connue que KOM_I.

Je l’ai déjà mentionné auparavant, la musique rock de Tricot est depuis plusieurs semaines ma baseline musicale, c’est à dire que j’écoute les albums et EPs de Tricot la plupart du temps, tout en alternant de temps en temps avec autre chose, comme le hip-hop mentionné dans le billet précédent. Je montre en photo ci-dessus ma collection de CDs du groupe. J’ai maintenant tous les albums et les principaux EPs mais il en reste quelques autres à trouver. Les CDs de Tricot sont moins faciles à trouver que ceux de Sheena Ringo ou de Tokyo Jihen, ce qui m’a amené à commander en ligne sur le site de Disk Union certains CDs pour aller ensuite les chercher au magasin de Shibuya. On peut se faire livrer chez soi, mais je préfère l’occasion qui m’est donnée d’aller faire un tour dans un magasin de disques. Tous les albums sont excellents et mélangent brillamment des morceaux très puissants en guitares et d’autres plus pop. Il y a toujours ce côté inattendu dans la voix d’Ikkyu et dans les guitares, qui fait que les morceaux sont à la fois accrocheurs et intéressants, je dirais même stimulants, à écouter. Les compositions musicales et vocales ont à chaque fois un petit quelque chose d’inhabituel, et c’est ce point particulier que j’aime tant dans la musique du groupe. C’est aussi intéressant de voir que Tricot ne baisse pas sa garde avec les années, car le dernier album Jōdeki (上出来) possède quelques morceaux où les guitares sont très présentes, comme par exemple le morceau Inai (いない). Ceci me fait dire que le groupe n’a pas d’intention nette de basculer dans de la pop plus mainstream. Il y a tout de même un certain nombre de morceaux aux accents volontairement pop, mais toujours avec une certaine dose d’imprévu. Le morceau Kayoko (カヨコ) sur Jōdeki en est un bon exemple. Ça doit être le morceau que je préfère du groupe, car on ressent une sorte d’immédiateté et de liberté qui me plaisent beaucoup. Musicalement, ce que fait Tricot est superbe et sophistiqué. On a le sentiment que c’est du rock sur lequel on doit se creuser les méninges, pour suivre les accords de la guitariste Kida qui partent dans différentes directions. C’est le côté math rock de Tricot. Mais en même temps, la voix et les paroles d’Ikkyu accompagnées des chœurs de Kida et Hiromi ont quelque chose de très spontané. L’esprit général ne diffère pas sur les trois albums que j’écoute plus récemment, à savoir 3 (le troisième album du groupe) puis 10 (le cinquième album sorti lors des dix années de carrière du groupe) et le dernier Jōdeki (avec en photo de couverture le chien d’Ikkyu répondant au nom de Wicket,). Parmi les six albums du groupe, j’aurais beaucoup de mal à dire lequel je préfère. Le son des premiers albums est certes plus brut et l’album A N D reste le plus agressif de tous. Les albums qui suivent dont les trois ci-dessus et Makkuro (真っ黒) que je mentionnais précédemment arrivent à mélanger brillamment des ambiances plus calmes, d’autres plus pop avec la complexité du son des guitares et des percussions. Tricot est devenu en peu de temps le groupe de rock japonais que je préfère juste derrière Tokyo Jihen. Le rapprochement est d’ailleurs intéressant, car la vidéo du morceau Itazura (悪戯) de l’album 10 de Tricot a été tournée au même endroit que la vidéo Hotoke Dake Toho (仏だけ徒歩, ou To Nirvana dans son titre anglais), dans un replica de pavillon de banlieue américaine se trouvant dans la ville de Futtsu à Chiba. Tokyo Jihen a en fait copié Tricot car le morceau Itazura est sorti avant Hotoke Dake Toho. Dans cette même vidéo, Ikkyu porte une petite couronne sur la tête qui me rappelle celle que portait Sheena Ringo à ses débuts sur la tournée Senkō Ecstasy (閃光エクスタシー), qui elle-même me rappelle Courtney Love en photo sur l’album Live Through This de Hole. Et quand on sait que Tokyo Jihen portait le modèle de lunettes de Kurt Cobain dans la vidéo de Hotoke Dake Toho, je ne peux m’empêcher de voir là une convergence d’influences. Ça me plaît forcément beaucoup de trouver des relations entre le rock alternatif américain que j’écoutais dans les années 90 et le rock japonais que j’écoute maintenant.

Lorsque je suis allé voir Tricot dans la salle de concert Toyosu Pit pour la finale de leur tournée Walking x Walking, le groupe annonçait que leur tournée européenne serait reportée et que, pour patienter, trois concerts seraient organisés dans des petites salles de Tokyo à des heures européennes pour une retransmission internet. J’ai regardé en direct le concert du dimanche 10 Avril qui passait à 4h du matin heure de Tokyo (ce qui doit faire 21h en France). Le principe était intéressant. Le public était très limité car le concert se passait dans une toute petite salle appelée Flowers Loft à Shimokitazawa. Chaque spectateur devenait streaming staff et avait pour mission de filmer le concert au smartphone en live sur Instagram. Les adresses Instagram des comptes de chaque spectateur étaient inscrites sur une page spécifique sur le site web de Tricot. On pouvait donc sélectionner le compte Instagram qu’on souhaitait suivre parmi ceux disponibles. On final, j’ai regardé ce concert depuis chez moi avec mon iPhone, mon iPad et mon iPod en simultané pour avoir différents points de vue. Les membres du groupe se filmaient également par moment, notamment Ikkyu sur le final. Cette manière de faire non-professionnelle était très intéressante et l’accès était donc gratuit. Cette mini-tournée de trois concerts s’appelle STOPxSTEP tour 2022 et chacun des concerts a un concept différent. Le premier épisode s’appelait Himitsu. Chaque membre du groupe était habillé en noir, comme à la période de l’album Makkuro et le public devait resté silencieux. Le concert que j’ai regardé en streaming s’intitulait Bakurestu (爆裂), ce qu’on peut traduire par Explosion. Le concert se concentrait donc sur les morceaux rock les plus riches en guitares, comme Tokyo Vampire Hotel sur l’album 3, Noradrenaline sur A N D, Inai sur Jōdeki, Itazura sur 10 ou encore Pool sur le premier album THE. Pendant un des moments où Ikkyu s’adressait au public, elle faisait d’ailleurs remarquer que ce concert aurait dû plutôt s’appeler Pool, car la vidéo de ce morceau montrait justement des personnes filmant le groupe au smartphone comme lors du concert. Comme le concert était principalement destiné au public étranger hors Japon, Ikkyu et Kida ont parlé un peu en anglais mais le niveau d’Ikkyu est plus que moyen (Montifour Kida avait l’air de mieux maîtriser). Le morceau Dogs and Ducks sur le dernier album Jōdeki est d’ailleurs une référence à son pénible apprentissage de l’anglais car elle avait apparemment du mal à faire la distinction entre les mots Dogs et Ducks. Le concert Bakurestu comportait en tout 18 morceaux (incluant 3 en rappel) pour un total de plus d’une heure sur scène. La playlist était très variée reprenant des morceaux de tous les albums. Le son retransmi à travers les smartphones était d’assez bonne qualité, ce qui m’a d’abord surpris, mais les spectateurs étaient vraiment au plus près de la scène. Sinon. Le concert était impeccable et il n’y avait rien à redire. Ikkyu fourmille d’idées originales, ce qui fait aussi que ce groupe est intéressant à suivre. Tricot et Ikkyu sont aussi très présents sur YouTube, pour des vidéos parfois humoristiques comme cette interview en partie fausse d’Ikkyu où elle nous énonce des phrases comme 自分は自分であって自分ではない (je suis moi-même sans être moi-même) en parlant d’elle-même. Je ne sais pas vraiment comment traduire correctement cette phrase à vrai dire, mais elle nous dit qu’elle se répète cette phrase deux cents fois tous les matins et soirs, et qu’après une période de folie, cette phrase finit par prendre sens. Bref, tout ceci est plein de non-sens mais sa manière convaincante d’évoquer cela est très amusant. D’autres vidéos nous font part de ces voyages au Japon, comme par exemple à Aomori sous la neige. L’accompagner dans des paysages enneigés a quelque chose de très plaisant et apaisant. Pour revenir au concert Bakuretsu, j’ai saisi plusieurs copies d’écrans ci-dessus. Les esprits éveillés auront tout de suite remarqué le t-shirt du batteur Yosuke Yoshida, tirée de l’album Washing Machine de Sonic Youth. Et ceci le ramène sur les liens entre le rock américain des années 90 et le rock japonais actuel. J’ai également évoqué que la partie expérimentale bruitiste du morceau Himitsu de l’album Makkuro me rappelait Sonic Youth. Ce genre de liens me satisfait forcément beaucoup.

Pour référence ultérieure, ci-dessous est la liste des morceaux interprétés par Tricot pendant ce concert STOPxSTEP tour 2002 Day 2 Bakuretsu:

1. Bakuretsu Panie San (爆裂パニエさん) du EP Bakuretsu Tricot San (爆裂トリコさん)
2. Tokyo Vampire Hotel de l’album 3
3. Super Summer (スーパーサマー) de l’album Jōdeki (上出来)
4. Noradrenaline de l’album A N D
5. 18, 19 de l’album 3
6. E de l’album A N D
7. Itsumo (いつも) de l’album Jōdeki (上出来)
8. End roll (エンドロールに間に合うように), nouveau single
9. Inai (いない) de l’album Jōdeki (上出来)
10. Tobe (飛べ) de l’album THE
11. Itazura (悪戯) de l’album 10
12. Afureru (あふれる) de l’album Makkuro (真っ黒)
13. Setsuyakuka (節約家) du EP KABUKU
14. Niwa (庭) de l’album A N D
15. 99.974℃ de l’album THE
16. Pool Side de l’album THE
17. Pool de l’album THE
18. Matsuri du EP School Children and the Cosmos (小学生と宇宙)

du songe à la lumière (7)

Un peu plus de trois mois se sont écoulés depuis la disparition de Rikako. La police lança des recherches à la demande de ses parents, tout d’abord dans le quartier de Kabukichō puis sur l’ensemble de l’arrondissement de Shinjuku, mais sans résultats. Les agents de police chargés de l’enquête avaient malheureusement peu d’éléments en mains pour la retrouver. Montrer une photo de Rikako aux établissements de Kabukichō n’a pas servi à grand chose car la plupart paraissait de toute façon peu enclin à aider la police. Le signalement fut ensuite étendu au reste de Tokyo deux semaines après la disparition mais le résultat fut le même. « Il n’y a strictement aucune piste » répétait le jeune inspecteur Maeda en charge de cette enquête. Kei venait le voir une fois par semaine. Maeda était aimable mais avait du mal à cacher un certain agacement car il n’y avait absolument rien qui permettait de faire avancer son enquête. Rikako n’a jamais utilisé sa carte de crédit ou son téléphone portable, les amis ou connaissances contactés par la police n’ont reçu aucun appel de sa part, et elle n’est apparemment pas partie à l’étranger. « Elle ne s’est quand même pas évaporée » questionna Ruka, debout derrière Kei devant le bureau du jeune inspecteur. Depuis cette histoire, Ruka s’était rapproché de Kei et lui est venu en aide pour parcourir les endroits de Tokyo que Rikako fréquentait régulièrement. Cette recherche alternative à celle de la police se faisait à moto. Kei grimpait à l’arrière de la moto de Ruka, une Honda CB400 rouge Bordeaux achetée d’occasion au bassiste de son ancien groupe, et regardait autour d’elle pour tenter de reconnaître un visage ou une allure familière. Kei et Ruka se rendaient bien compte que ce type de recherche au hasard des rues n’avaient que peu de chance de réussir, mais en l’absence de pistes, il leur fallait quand même faire quelque chose. Kei avait pris presqu’une semaine de congé après la disparition de Kei et se consacrait pleinement à sa recherche. Ruka la rejoignait dès qu’il le pouvait. Kei se sentait responsable mais n’était pas en mesure d’affronter cette épreuve seule. Les deux premières semaines, elle accompagnait également la mère de Rikako, Yukako Miyajima, pour faire le tour des lieux où elle avait l’habitude d’aller et rencontrer un à un les amis de Rikako à Tokyo, du moins ceux et celles que Kei et Yukako connaissaient. Yukako Miyajima était venue en urgence au poste de police de Kabukichō dès l’appel de Kei et de la police après la disparition de sa fille. Kei eut d’abord crainte qu’elle la tienne pour responsable, mais il n’en était rien. Kei répéta des dizaines de fois la suite des événements cette soirée là à Kabukichō, à la mère de Rikako, à la police, à Ruka, à Hikari également qui connaît bien Rikako, mais elle n’a plus de souvenirs précis des minutes avant son évanouissement dans la salle de concert. La police ne trouva aucune relation entre cet évanouissement soudain et la disparition de Rikako. Il n’est pas rare de faire un malaise dans une salle mal climatisée où la foule se bouscule. Il est par contre beaucoup plus rare de disparaître complètement sans laisser aucune trace. « J’ai bien peur de vous dire que Rikako Miyajima s’est bel et bien évaporée », rétorque l’inspecteur Maeda. « Ça fait maintenant 90 jours qu’elle a disparu et nous n’avons malheureusement rien qui nous permette d’avancer dans nos recherches ». « J’ai déjà expliqué tout cela à Monsieur et Madame Miyajima ». C’était la dernière rencontre avec l’inspecteur Maeda. Mais Kei continue ses recherches, de manière continuelle car elle ne peut effacer Rikako de sa mémoire. Elle tente en vain de se souvenir des détails de cette nuit là. Ruka et son groupe étaient sur scène, mais aucun d’eux n’avaient remarqué cette disparition et cet évanouissement qui semblaient bien être simultanés. Kei reste pourtant persuadée que son évanouissement soudain a un lien avec la disparition de Rikako. Elle en a l’intime conviction mais ne l’a pas exposé en ces termes à la police pendant l’enquête. Depuis la disparition, elle se sent très proche de Ruka mais ne lui a pourtant pas fait part précisément de sa pensée. Seule Hikari pourrait comprendre, pense t’elle. Ces inquiétudes plongent Kei dans un tourment profond. Au plus profond d’elle-même, elle appelle Hikari à l’aide. Mais que peut faire Hikari dans cette situation à part consoler Kei.

Au 121ème jour, un appel de la mère de Rikako surprend Kei tôt le matin vers 6h30. Kei est déjà réveillée depuis une petite demi-heure et se prépare pour partir travailler à Nishi-Shinjuku, ce qui est devenue sa routine journalière depuis plus de deux ans. Yukako Miyajima lui annonce qu’on a retrouvé Rikako, quelque part dans une petite ville thermale de Nagano. La nouvelle agit comme un choc pour Kei, qui s’affaisse brutalement sous le poids de cette nouvelle inattendue. Le soulagement se mélange à la surprise et son visage ne sait choisir l’expression adéquate qu’elle se montre à elle-même à travers le petit miroir qu’elle utilise pour son maquillage. « On n’est pas complètement certain que ça soit elle mais elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau, d’après les photos qu’on vient de m’envoyer. Elle a été recueillie il y a deux jours par un ryokan. D’après le gérant du ryokan, Rikako est arrivée à l’entrée de leur établissement vers 7h du soir. Elle semblait fatiguée, le visage très pâle et les yeux lointains, perdus dans le vide. Elle n’a dit aucun mot. Le gérant a immédiatement contacté le poste de police du village et les informations se sont recoupées pour finalement identifier Rikako. L’inspecteur Maeda vient de m’appeler il y a une demi-heure pour identifier cette personne qui ne peut être que Rikako. Le problème est qu’elle ne dit pas un mot », Yukako parle à toute vitesse sans se soucier d’être bien comprise par Kei. « Nous partons immédiatement pour Nagano, en voiture. Viens-tu avec nous? ». Kei ne peut s’absenter subitement de son travail aujourd’hui. « Je partirais en fin de journée ou demain matin. » répond elle à Yukako. « D’accord, c’est important que tu puisses venir au plus vite. Je m’inquiète pour son état de santé. Elle ne parle plus et semble être sous le choc. Ta présence sera nécessaire. Mais on ne sait pas ce qu’il lui ait arrivé. Elle avait le visage très pâle et les yeux dans le vide. Ça m’inquiète beaucoup ». Les phrases de Yukako sont décousues. Elle se répète, ayant certainement du mal à gérer toutes ses émotions et à avoir les idées claires. « Le ryokan se trouve à Bessho Onsen, c’est près de la ville d’Ueda. Le Shinkansen Asama de la ligne Hokuriku s’arrête à cette gare et il faut ensuite prendre une autre ligne locale. » Sur ces précisions, Yukako raccroche subitement, laissant Kei face à quantité d’interrogations. Pourquoi Rikako se trouve t’elle à Nagano dans une station thermale? Que lui est il arrivé pour qu’elle ne dise plus un mot? Est ce bien Rikako qui s’est présentée devant ce ryokan et qu’on a accueilli? Que lui est-il arrivé pendant ces quatre longs derniers mois? Autant de questions sans réponses qui tournent en boucle dans sa tête. Elle se ressaisit tout de même pour finir de se préparer. Dans le train de la ligne Chūō-Sōbu qui l’amène de Kichijōji jusqu’à la gare de Shinjuku, Kei continue ses réflexions. Elle laisse se construire dans sa tête une explication logique mais les éléments inconnus sont trop nombreux. Il faut qu’elle laisse un message à Ruka et Hikari pour leur faire part de son départ ce soir pour Nagano. Ils lui proposent bien de l’accompagner mais Kei veut y aller seule. Elle ressent maintenant tous ces événements récents comme une épreuve personnelle. Avec la disparition de Rikako il y a quatre mois et sa réapparition soudaine, c’est aussi une partie d’elle-même qui refait surface soudainement, même si elle n’est pas certaine de bien cerner de quoi il s’agit vraiment. Enfin si, elle se remémore bien sûr la disparition de sa mère qu’elle a en quelque sorte revécu avec la disparition de Rikako. Mais cette fois-ci, elle sera peut-être en mesure d’intervenir. Elle se sent donc investie d’une mission, celle d’aider son amie, et de la sauver peut-être. Au bureau de la tour de Nishi-Shinjuku, Kei a la tête ailleurs et ses collègues le lui font remarquer. Elle ignore même Tani qui lui fait pourtant signe au restaurant de l’entreprise à l’heure du déjeuner. Ce n’est pas intentionnel, Tani sait très bien que Kei peut parfois se perdre dans ses pensées et ignorer ce qui se passe autour d’elle. Elle quittera le travail à 15h. Une fois par mois, son entreprise autorise de finir tôt dans un souci d’encourager les salariés à faire moins d’heures supplémentaires. Kei n’en fait que rarement mais utilise également assez peu cet horaire flexible. Elle a amené avec elle le nécessaire pour passer une nuit à Nagano. A 15h précise, elle quitte le bureau comme prévu pour la gare de Tokyo. Le Shinkansen Asama annonce un départ à 16:04 pour arriver à la station de Ueda dans la préfecture de Nagano à 17:42. Il faut ensuite emprunter pendant 30 minutes une petite ligne de train à un seul wagon jusqu’au terminus de Bessho Onsen. Il fait déjà sombre dehors et les rues sont peu éclairées. Seul un restaurant de yakisoba semble ouvert dans la rue principale en pente. L’heure de gloire de cette station thermale est passée depuis longtemps et elle semble plus survivre que prospérer. Kei n’est pourtant pas insensible au charme désuet de cette petite ville de montagne qu’on surnomme la Kamakura du Shinshu pour la présence de quelques temples datant de l’ère de Kamakura. Nous sommes au mois de Juillet en période de vacances scolaires, mais il n’y a pas foule dans les rues pour une heure peu tardive de la nuit. On lui a indiqué que le ryokan qui a recueilli Rikako s’appelle Mikazuki no Yu. Il se trouve à proximité du temple Kitamuki Kannon. Elle l’aperçoit au détour de la rue principale. Des lanternes éclairent le temple dans la pénombre. Un petit escalier au bout d’une rue piétonne étroite y donne accès. Il est situé sur une zone élevée de la ville au bord de la forêt montagneuse. Dans d’autres conditions, elle aurait certainement apprécié marcher dans ces rues et autour des temples du village, en prenant assez de temps pour s’imprégner de la tranquillité ambiante. Elle y aurait même ressenti une certaine magie, celle des légendes qui font sortir de leurs cachettes les monstres le soir. Kei éprouve une fascination sans limites pour ce folklore ancestral et est même convaincue de pouvoir voir certains esprits à des moments particuliers de son existence. Elle en parle peu car elle-même n’est pas certaine de ce qu’elle entrevoit parfois. Après tout, une raison physique et logique explique souvent des phénomènes qu’on croirait irréels. Mais aujourd’hui, sa concentration émotionnelle se porte avant tout sur Rikako. Le ryokan se trouve en effet à proximité du temple Kitamuki mais en contrebas, près d’un bain Onsen. Les ryokan et les Onsen sont nombreux dans ce village. Certains sont tellement discrets qu’on remarque à peine leur présence. Le ryokan Mikazuki no Yu est par contre visible de loin, car les lumières de son entrée s’étendent jusqu’à la rue. Après quelques secondes d’hésitation, Kei entre à l’intérieur.

Une jeune fille d’une vingtaine d’années habillée d’un yukata aux couleurs vives l’accueille immédiatement à l’entée. Kei pénètre à l’intérieur du lobby après avoir chaussé des sandales. Yukako Miyajima est assise sur un des sofas, accompagnée de l’inspecteur Maeda, qui a également fait le déplacement depuis Tokyo, et de deux autres policiers du poste de police du village. Yukako vient de suite à la rencontre de Kei en la voyant entrer dans le lobby. « Merci d’être venue si vite, Kei. Rikako dort pour l’instant, il faudrait mieux attendre demain matin pour la voir. Elle semble épuisée mais ne parle toujours pas ». Yukako ne prend pas la peine de préciser qu’il s’agit bien de Rikako, allongée sur le tatami d’une chambre de ce ryokan. Ça ne pouvait être qu’elle. « Monsieur l’inspecteur allait justement prendre congé et revenir demain. » L’inspecteur et les deux policiers saluent Kei sans dire un mot puis quittent le ryokan au moment où Monsieur Miyajima entre dans le lobby. Kei ne l’a pas vu depuis de nombreuses années. Il a pris du poids par rapport à son souvenir, et ses cheveux sont maintenant grisonnants. Yukako est restée une belle femme, à l’apparence stricte. Elle prend soin d’elle. Elle travaille encore maintenant dans une boutique de bijoux de la rue Suzuran à Ginza. Elle y travaille depuis de nombreuses années. À y penser maintenant, Rikako n’a que peu de traits de ressemblances avec ses parents. Monsieur Miyajima parle peu et son visage n’est pas très expressif. Une odeur de cigarette envahit la pièce à son arrivée. Il doit toujours fumer les mêmes cigarettes Hi-lite, car elle reconnaît cette odeur qui la ramène plus d’une dizaine d’années en arrière, lorsqu’elle se rendait chez les Miyajima à Nagoya pour rendre visite à Rikako. « Assis-toi, Kei, il faut que je te fasse part de ce que m’a dit la police à propos de l’apparition de Rikako ». « La police du village a interrogé les habitants et les commerces dans la journée d’hier et aujourd’hui pour essayer de comprendre d’où venait Rikako. La police m’a dit qu’une dame d’entretien au temple Anrakuji, de l’autre côté du village, l’a vu descendre du cimetière. Il y a une tour octogonale de quatre étages dans ce cimetière et un long escalier de pierre y menant. La dame aurait aperçu Rikako descendre lentement cet escalier. Il faisait déjà sombre et il n’y avait plus personne à l’intérieur du temple. On aurait dit un esprit de la forêt, dit elle à la police, car sa manière de marcher lente lui donnait l’impression de flotter. Elle lui a crié depuis le bas de l’escalier qu’il était 18h30 et que les visites étaient terminées depuis longtemps, mais Rikako n’a apparemment pas répondu ni semblé avoir entendu la voix de la dame. La dame du temple n’a malheureusement pas vu Rikako de près car elle était ensuite occupée à fermer les portes d’une des dépendances. Lorsqu’elle est revenue vers l’escalier, Rikako avait disparu. Elle n’a pas été aperçu ailleurs dans le village sauf à l’entrée de ce ryokan. Le gérant, Monsieur Tanaka, l’a d’abord aperçu au bout de la rue. Il faisait sombre mais il nous a dit qu’il arrivait tout de même à la distinguer comme si elle était éclairée par une faible lumière. Il s’agissait peut-être de sa chemise blanche qui reflétait les lumières provenant du ryokan, nous dit-il. Elle marchait tout droit dans sa direction d’un pas lent mais décidé. Il eu d’abord un sursaut d’effroi en constatant son regard lointain. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un esprit, pour tout vous dire, indiqua t’il aux agents de police. Mais il a vite vu qu’il ne s’agissait que d’une jeune fille qui semblait perdue. Sans qu’il ait le temps de lui parler, elle était déjà à l’entrée du ryokan et s’est ensuite effondrée sur le parquet de l’entrée. Tanaka et deux autres personnes du personnel l’ont amené sur un des sofas. Celui-ci, montre Yukako de la main, et la police a été appelée immédiatement. On lui a donné une chambre qu’elle n’a pas quitté depuis son arrivée. Lorsqu’elle ne dort pas dans le futon, elle est assise au bord de la fenêtre donnant sur la rue et les montagnes. Monsieur Tanaka précisa également que Rikako, en marchant doucement vers le ryokan, a jeté un regard vers un des étages pendant quelques secondes avant de reprendre son mouvement », Yukako explique les faits en laissant échapper des larmes. Kei n’arrive pas à distinguer exactement s’il s’agit de larmes de bonheur d’avoir retrouver sa fille ou de tristesse de la voir dans cet état de choc. Kei porte tout de suite attention à la tenue de Rikako. Elle ne portait pas de chemise blanche lors de leur dernière soirée à Kabukichō. Le visage inexpressif de Rikako, qui lui est évoqué, paraît difficile à imaginer car Rikako est au contraire une personne de nature expressive. Les deux personnes du village évoquant une présence fantomatique l’inquiète aussi beaucoup. « Que faisait Rikako dans cet endroit perdu de Nagano, à l’intérieur d’un cimetière dans un temple? ». Kei se pose intérieurement cette question, mais n’y trouve bien sûr aucune réponse évidente ». « Peut-on la voir dans sa chambre? », demande Kei. « Oui, mais elle doit dormir, il faudra donc rester silencieuses. »

Yukako et Kei se décident donc à rendre visite à Rikako, accompagnées par une jeune fille du personnel, celle qui a accueilli Kei à son arrivée, mais sans Monsieur Miyajima qui reste assis sur le sofa du lobby, plongé dans le journal du jour. La chambre se trouve au troisième étage, annonce la jeune fille à Kei. « Je t’ai aussi réservé une chambre au même étage », lui indique Yukako. Elles ne croisent aucun autre client dans ce ryokan, ce qui intrigue d’ailleurs Kei car il s’agit normalement de la pleine saison. La chambre de Rikako se trouve au bout du couloir. Elles y avancent sans faire de bruit. L’intérieur de la chambre est seulement éclairée d’une petite lampe posée près du futon sur le tatami. Rikako dort sur le dos à l’intérieur du futon, qui est impeccablement disposé comme si elle n’avait pas bougé. En s’approchant, Kei reconnaît bien le visage de Rikako. Il n’y a pas de doute. Ses joues sont par contre plus pâle que d’habitude. Elle comprend maintenant un peu mieux cette impression de figure fantomatique évoquée par le gérant du ryokan et par la dame du temple Anrakuji. Yukako et Kei ne disent pas un mot en regardant Rikako allongée. La pièce est sombre. Le mobilier y est sommaire: une table basse, une télévision, deux chaises tournées vers les baies vitrées fermées par des rideaux, eux mêmes cachés par des portes coulissantes shōji. Il n’y a aucun sac posé sur le tatami, seulement quelques vêtements de rechange apportés par Yukako. « Elle n’avait rien avec elle à son arrivée au ryokan, pas de sac, rien », lui chuchote doucement Yukako lorsqu’elle voit Kei regarder les vêtements posés sur le sol. Le regard de Kei revient vers le visage de Rikako. Il est paisible et immobile. On a l’impression qu’elle ne respire pas. Kei fait le vide en elle-même pour se concentrer sur le visage de Rikako. Elle essaie de détecter le moindre petit mouvement, le moindre son, qui lui permettrait de confirmer que Rikako est bien vivante et seulement endormie sur le tatami. En regardant fixement le visage de Rikako dans la pénombre, Kei pense soudainement à sa mère. Est-elle aussi réapparue quelque part dans un village de montagne, comme Rikako? Le visage paisible de Rikako lui donne tout d’un coup un espoir et lui réchauffe le cœur d’un petite flamme, certes minuscule comme si elle était enfouie au fond d’une profonde caverne de rochers. Rikako est bien vivante mais ne se réveille pas. Yukako et Kei ressortent de la chambre. La fille en kimono les attendaient à l’entrée et referme la porte à clé. Elles redescendent ensuite en silence jusqu’au lobby. Le repas du soir se passera également dans un silence quasi omniprésent. Chacun a besoin de comprendre ce qui s’est réellement passé mais il n’y a pas assez d’éléments disponibles pour débattre du déroulement des événements. Le couple Miyajima et Kei restent face à leur incompréhension.

La chambre de Kei se trouve de l’autre côté du bâtiment par rapport à celle de Rikako, à côté de celle du couple Miyajima. La fenêtre de la chambre donne également sur la petite rue sombre en face du ryokan. Il est 21:30 et il n’y a pas un chat dehors. Kei s’asseoit sur une des deux chaises. Après avoir bu deux gorgées de thé, elle regarde cette rue fixement, en imaginant la silhouette blanche et légèrement lumineuse de Rikako approcher doucement. Ses pas sont lents et on a l’impression qu’elle flotte légèrement au dessus du sol. Elle regarde devant elle fixement en direction des lumières des lanternes posées à l’entrée du ryokan, comme si celles-ci l’attiraient. Ses bras et ses mains sont immobiles, alignés le long du corps. Sa démarche n’est pas naturelle, du moins Kei ne retrouve pas sa manière habituelle de marcher. Sous sa longue chemise blanche, on devine la jupe à carreaux rouge et noire qu’elle portait le soir du concert à Kabukichō. Le silence règne dans cette petite rue comme si le temps s’était arrêté subitement. Elle est maintenant très proche du ryokan. Dans un mouvement soudain qui surprend Kei dans ses propres pensées, le visage de la silhouette blanche se lève en direction d’elle et la regarde attentivement. Kei se sent comme hypnotisée par le regard de son amie. Ses cheveux sont ébouriffés et lui couvrent une partie du visage, mais Kei distingue très bien l’expression de ses yeux. Ils ne regardent pas dans le vide mais la fixent intensément. Avant cette rencontre, elle imaginait que ces yeux seraient accusateurs mais ils sont au contraire doux et apaisés. Le moment ne dure que quelques secondes et Rikako reprend sa marche jusqu’à l’entrée du ryokan où l’attendait le gérant, sorti faire une pause cigarette à l’extérieur. Kei fixe maintenant sa tasse de thé et y plonge son regard, avant de boire une nouvelle gorgée. « Rikako ne t’en veut pas de l’avoir laissée seule derrière toi », lui murmure une petite voix émanant d’un coin de la pièce. « Mais j’aurais dû l’attendre et ne pas traverser seule », répond doucement Kei d’une manière spontanée. Depuis la disparition de sa mère, Kei ne vit que pour elle-même et ne laisse personne entrer dans son monde. C’est un reproche qu’elle se fait souvent à elle-même dans ces longs moments de réflexion avant de s’endormir, sans pourtant avoir la force d’y remédier. « Demain matin, je me lèverais tôt pour aller voir le temple Anrakuji et cette tour octogonale », se dit intérieurement Kei. Il faudra d’abord qu’elle trouve le sommeil, ce qui ne semble pas être chose aisée. Ces démons vont-ils l’envahir cette nuit? Kei souhaitait venir seule ici, mais elle regrette maintenant qu’Hikari ne soit pas venue avec elle. Elle lui aurait doucement passé la main dans les cheveux pour qu’elle s’endorme, paisiblement sur le tatami en faisant le vide dans son esprit. Mais avant de s’endormir, Kei doit faire sa toilette du soir au Onsen du ryokan situé au rez-de-chaussée. Elle s’habille du yukata de couleur rouge fourni dans la chambre. Le petit ascenseur qui la descend au niveau du lobby est brusque et lui fait à chaque fois un peu peur. Le bain Onsen est calme, mais des vêtements posés dans un panier d’osier indiquent qu’elle n’est pas seule. Une femme qui a l’air plus âgée qu’elle est déjà assise dans le bain. La dame ne la regarde pas. Kei ne voit pas son visage et n’ose pas déclarer sa présence. Rikako, si elle était là, lui aurait certainement adressé la parole et entamé une discussion. Kei reste silencieuse, assise dans le bain d’eau brûlante, les mains posées sur les genoux. Elle regarde le dos de la dame qui ne bouge pas, pendant que toutes les parties de son corps tendues par cette journée très particulière se radoucissent lentement. Le bain brûlant vient effacer tous les inquiétudes et le stress de la journée. Elle dormira bien jusqu’au petit matin, sans aucune interruption, sans entendre ses voix intérieures. Hikari devait être là, à côté d’elle, à l’observer en silence pendant qu’elle dormait profondément sur le tatami.

Il est 5h du matin. Kei se réveille brutalement comme si on lui avait crié à l’oreille. Il lui faut quelques secondes pour réaliser où elle se trouve. Une chambre de ryokan, une station thermale de Nagano, un temple avec une tour octogonale, Rikako qui dort dans une chambre à cet étage. Ces fragments de mémoire se repositionnent rapidement dans son esprit. Kei ouvre la porte coulissante, les rideaux et la baie vitrée donnant sur la rue en face. La chaleur est un peu moite et il pleut d’une pluie fine. Les nuages sont épais mais laissent passer par endroits des rayons très marqués de lumière. L’impression qu’elle a de cette rue est très différente de hier soir. Il n’y a personne dehors, car il est encore tôt. Elle entend pourtant le bruit émis par un scooter qui doit emprunter une des rues en aval du ryokan. Kei s’habille rapidement, se lave les dents et fait un brin de toilette en omettant le maquillage. En une dizaine de minutes, elle est déjà dehors à l’entrée du ryokan. Personne ne l’a vu sortir. Elle passe devant le temple Kitamuki Kannon, qui tient son nom de sa direction vers le Nord où se trouve le temple Zenko-ji de la ville de Nagano. Les boutiques de la petite rue donnant sur le temple sont fermées. En remontant un escalier, un panneau de direction lui indique où se trouve Anrakuji, au bout d’un chemin de montagne en bordure de forêt. Elle n’a croisé personne sur son chemin. Anrakuji est un élégant ensemble de temples. Le petit escalier mentionné par la dame de l’entretien se trouve à l’arrière près d’un étang aux eaux troubles. Ça doit être une source d’eau Onsen, se dit Kei. On aperçoit les tombes du cimetière et la tour octogonale dès les premières marches de l’escalier. Cette tour est vraiment intrigante, car elle ne possède aucune porte visible. Peut-on y entrer? Est ce que Rikako s’y serait cachée pendant plusieurs mois? Kei ne pense pas trouver ici des réponses, mais elle essaie au moins de retrouver quelques traces de son amie. Elle n’y trouve rien à part des tombes couvertes de mousse et cette ancienne tour de bois, immuable et silencieuse. Elle se sent pourtant observée, même si elle est certaine d’être seule ici dans ce cimetière. Et si les esprits endormis dans ce lieu pouvaient lui faire part de ce qu’ils ont vu ici il y a trois jours. En redescendant l’escalier, Kei aperçoit une silhouette noire immobile qui la regarde de loin. Son visage se fait plus précis à mesure qu’elle descend l’escalier de pierre. C’est le visage d’un garçon aux cheveux longs et noirs. Une mèche cache une partie de son œil gauche. Il a un visage très fin, presqu’androgyne. Il est entièrement vêtu de noir, chaussures noires, pantalon noir, longue chemise noire, cheveux noirs. Mais il a le teint pâle, ce qui lui rappelle Rikako allongée sur le tatami hier soir dans la pénombre. Le garçon semblait attendre que Kei descende de l’escalier pour lui dévoiler quelque chose. « Vous n’êtes pas d’ici, vous venez de Tokyo? », lui demande t’il. « Oui », répond simplement Kei. Il enchaîne « Vous êtes venue pour la fille qui a disparu et réapparu ici il y a trois jours, n’est-ce pas? La police est déjà venu ici avant-hier, mais ils n’ont rien trouvé. Je savais bien qu’ils ne trouveraient bien. » « Pourquoi en es tu si sûr? As tu vu la fille qui descendait cet escalier il a trois jours? » demande Kei en suppliant presque le jeune garçon de répondre. « Moi, je ne l’ai pas vu mais on m’a raconté. Les choses se savent vite dans ce petit village. Ce n’est pas la première fois que ce genre de choses arrivent ici, et la police ne trouve jamais d’explications rationnelles aux événements. » Il continue sans que Kei n’ait le temps de l’interrompre. « Il y a trois ou quatre ans, une dame d’une cinquantaine d’années a également été retrouvée dans ce village. Je crois qu’on disait qu’elle venait aussi de ce temple, mais elle a ensuite disparu quelques jours plus tard. Ça a beaucoup fait parlé au village et depuis, peu de personnes du village s’aventurent près de la tour et dans ce cimetière. » « Est-ce que tu as vu cette dame? » lui demande maintenant Kei. « Oui, je l’ai vu marcher près de la rivière traversant le village. Elle m’a fixé pendant quelques secondes. Je me souviens très bien de son regard et de son visage. Quand je vous ai vu arriver à l’entrée du temple, votre visage m’a rappelé cette dame, et je vous ai suivi sans faire de bruit. Vous lui ressemblez beaucoup, Madame, en beaucoup plus jeune bien sûr. » Kei se trouve désemparée à l’écoute du jeune garçon. « Cette dame descendue du temple comme Rikako, me ressemble. Est ce que c’est ma mère disparue qu’on a retrouvé ici comme Rikako. Est ce que Rikako m’a consciemment amené ici pour retrouver ma mère ? » s’interroge silencieusement Kei. « Et cette dame a de nouveau disparu sans laisser de traces? » demande ensuite Kei. « Elle aurait passé deux nuits dans un ryokan près du temple Kitamuki et disparu ensuite sans informer personne. Cette histoire reste un mystère. On en a parlé dans les informations locales pendant une ou deux semaines, mais les cherches étaient impossibles. Elle était muette et les photos qu’on avait pris d’elle se sont avérés tellement floues qu’on ne l’a reconnaissait qu’à peine. Mais moi, je me souviens très bien de ce visage. » Il continue « Vous êtes aussi à la recherche de cette dame, c’est ça? C’est votre mère? ». « Oui » lui répond Kei sans étonnements et avec une conviction qui la surprend elle-même. Elle a compris que ce jeune garçon vêtu de noir n’est pas un être ordinaire, c’est un passeur venu l’aider dans son histoire personnelle. « Je te remercie » lui dit Kei en reprenant son chemin vers la sortie du temple. Après quelques secondes, le garçon n’était déjà plus derrière elle. En arrivant devant le ryokan, elle constate qu’une voiture médicalisée et une petite camionnette de police y sont stationnées. Dans le lobby, Yukako est occupée à discuter avec l’inspecteur Maeda et une personne ressemblant à un infirmier. Rikako va bien mais on va la transporter dans un établissement spécialisé à Tokyo pour surveiller son état de santé. Elle ne s’est pas encore réveillée. Yukako qui a finalement vu Kei arriver, lui indique qu’ils vont rentrer à Tokyo dans une vingtaine de minutes. « Prépares toi, on va rentrer ensemble en voiture. » lui propose t’elle. Le retour vers Tokyo prendra plus de trois heures. Trois longues heures silencieuses en voiture à suivre de près la voiture médicalisée transportant Rikako. Elle suit Rikako qui l’a amené jusqu’à ce village de Nagano pour trouver un espoir, celui de retrouver un jour une personne chère. Une pointe de chaleur remplit désormais son cœur, comme un rayon très marqué de lumière traversant des nuages. « Hikari, peut-on se voir ce soir chez moi, j’ai beaucoup de choses à te raconter. »

Ce texte est la suite du précédent billet publié ici et disponible en version complète sur la page suivante. Le texte ci-dessus est une fiction.

une série comme les autres (1)

Cette série démarre sur Killer Street puis gagne Kabukichō pour revenir en début de soirée à Sendagaya devant le Tokyo Metropolitan Gymnasium conçu par Fumihiko Maki. Dans ce gymnase, avait lieu ce soir là, la représentation finale du médaillé olympique Kōhei Uchimura. Il se retire à l’age de 33 ans avec 7 médailles dont 3 d’or et 4 d’argent. Les trois colonnes de béton de la première photographie sont celles du bâtiment brutaliste TERRAZZA conçu par Kiyoshi Sei Takeyama de l’atelier d’architecture Amorphe. Sur la quatrième photographie, on peut voir la gigantesque tour de 225m appelée Tokyu Kabukichō Tower, en cours de construction à l’emplacement de l’ancien Tokyu Milano Theater près de la gare Seibu-Shinjuku. On ne s’en rend pas vraiment compte sur cette vue en contre-plongée mais elle est très haute par rapport aux autres immeubles alentours. Cette tour changera certainement un peu plus l’image du quartier et notamment de la place juste devant qui n’est pas toujours bien fréquentée. Elle ouvrira ses portes au printemps, très bientôt donc. Le site est toujours entouré d’une palissade temporaire blanche imprimée par endroits de photographies de Daido Moriyama. Je pense que toutes ces photos ont été prises la même journée, il y a quelques semaines au mois de Mars. J’essaie d’écrire des billets plus courts en ce moment car une certaine lassitude me gagne ces derniers temps. Je ne sais pas encore si c’est provisoire ou plus profond. Je ne me lasse par contre pas de prendre des photos.

De haut en bas: Images extraites des vidéos YouTube des morceaux I RAVE U de HIYADAM et Queendom de Awich.

Je mentionnais récemment que Sheena Ringo allait sortir un nouveau morceau intitulé Ito wo Kashi (いとをかし), également intitulé toogood dans son titre en anglais. Il est désormais disponible. Le morceau est assez dépouillé musicalement, se basant principalement sur un piano sur lequel vient se poser la voix de Sheena Ringo. Musicalement, c’est un très joli morceau plutôt académique mais très agréable à l’écoute. Je ne le trouve par contre pas transcendant ou particulièrement engageant. Il n’a pas la carrure d’un single et je le verrais plus comme un morceau concluant un EP.

Dans un style certes complètement différent et même à l’opposé, je suis beaucoup plus intéressé par le nouvel EP de DAOKO intitulé Mad EP, car elle se réinvente musicalement grâce à l’intervention de Yohji Igarashi à la production. Igarashi pousse DAOKO vers des sons de dance floor qui lui vont très bien. Sa manière de chanter proche du hip-hop ne diffère pas vraiment de ce qu’on connaît de DAOKO sur certains de ses morceaux précédemment, mais sa voix est plus franche et présente, certainement pour ne pas se laisser dévorer par les sons électroniques qui l’accompagnent. Les quatre morceaux du EP sont tous très accrocheurs et sont dans un esprit musical similaire. J’ai une préférence pour le troisième morceau intitulé escape, car il est un peu plus agressif que les autres, et pour le premier morceau MAD également single du EP. Musicalement, ça peut être parfois assez attendu mais je trouve que l’association avec la voix de DAOKO fonctionne très bien.

Le journaliste musical Patrick Saint-Michel évoque cet EP de DAOKO sur sa newsletter. Il mentionne un autre morceau également produit par Yohji Igarashi pour l’artiste hip-hop HIYADAM, car on y trouve des points similaires dans le mélange du hip-hop et des sons électroniques. Ce morceau que j’écoute en boucle s’intitule I RAVE U. Je ne connaissais pas ce rappeur appelé HIYADAM, et c’est une belle découverte qui me pousse une nouvelle fois à écouter du hip-hop japonais. Je découvre ensuite d’autres morceaux de HIYADAM, toujours produits par Yohji Igarashi comme Honey. HIYADAM y est accompagné par Yo-Sea qui a une voix très accrocheuse. Je découvre ensuite Yabba dabba doo! interprété cette fois-ci avec le duo Yurufuwa Gang (ゆるふわギャング). Les lecteurs de ce blog se rappelleront peut-être de Yurufuwa Gang, duo composé de NENE et Ryugo Ishida, car j’en ai déjà parlé lorsque j’évoquais le EP solo de NENE et l’album de Kid Fresino sur lequel ils intervenaient. Leurs voix sont très puissantes et typées. Je continue ensuite sur ma lancée en écoutant le morceau One Way de Ryohu avec YONCE, le chanteur de Suchmos. YONCE a vraiment une belle voix qui contraste bien avec les mots rappés de Ryohu, que je découvre. Le dernier morceau de cette petite série musicale hip-hop est un choc. Je connais assez mal la rappeuse Awich, à part pour des collaborations comme celle avec Kirinji ou avec NENE sur son EP. Je découvre le premier morceau intitulé Queendom de son nouvel album du même nom sorti en Mars, et quelle puissance vocale et quelle force d’évocation! Ce morceau nous parle d’une partie de sa vie lorsqu’elle quitte la ville de Naha à Okinawa d’où elle est originaire pour la ville d’Atlanta. Elle se marie avec un mauvais garçon qui fait de la prison et se fait assassiner. Écouter ce morceau la première fois m’a fait un choc qui m’a donné les larmes aux yeux.

Jiyū Gakuen Myōnichikan par Frank Lloyd Wright

Il y a quelques créations architecturales à Tokyo que je voulais voir depuis longtemps mais que je ne découvre que récemment. L’école Jiyū Gakuen Myōnichikan (自由学園明日館) conçue par l’architecte américain Frank Lloyd Wright est l’une d’entre elles. Cette école date de 1921, à l’époque où Frank Lloyd Wright travaillait à la conception de l’Imperial Hotel entre 1919 et 1923. Le complexe n’est plus utilisé pour des activités éducatives depuis longtemps et a été ouvert au public en Novembre 2001 suite à trois années de rénovation. Il est également utilisé pour des mariages et on ne peut pas visiter l’intérieur ces jours-là. Nous sommes malheureusement venus visiter Jiyū Gakuen Myōnichikan alors que des préparatifs de mariage étaient en cours. Il fallait donc se contenter de visiter l’extérieur. Une des dépendances de l’école de l’autre côté d’une petite rue a été conçu par Arata Endo, qui était un disciple de Frank Lloyd Wright ayant travaillé sur l’Imperial Hotel. Notre passage précédait la floraison des cerisiers que l’on aperçoit sur les troisième et cinquième photographies. Ce quartier est pourtant tout proche du centre d’Ikebukuro mais il est particulièrement calme, comme un havre de paix au milieu de la ville.