l’observatoire d’Enoura

L’Observatoire d’Enoura (江之浦測候所) près d’Odawara, est un endroit que je voulais visiter depuis très longtemps. J’ai finalement réussi à réserver des places pour le dernier jour de la Golden Week, le 6 Mai 2025, à ma grande surprise. Les réservations préalables sont nécessaires, ce qui inclut la place de parking, bien qu’un bus soit également disponible pour s’y rendre depuis la station la plus proche. Je n’avais pas vérifié la météo à l’avance pensant à tord qu’il ferait beau temps pendant toute la Golden Week. Je me suis rendu compte un peu plus tard que le jour prévu de notre visite était le seul où la pluie allait tomber. La météo est de toute façon difficile à prévoir, mais je me suis demandé si c’était la raison pour laquelle on avait pu réserver nos places aussi facilement. Il y a quand même quelques avantages dans les jours pluvieux, l’un d’entre eux étant d’avoir une autoroute particulièrement fluide jusqu’à Odawara. Nous quittons ensuite l’autoroute pour une petite route longeant l’océan jusqu’à Enoura. Notre visite est programmée à 13h30 et nous mangeons donc avant, dans un petit restaurant de poissons au bord de mer. L’observatoire d’Enoura se trouve juste au dessus du restaurant où nous déjeunons mais il n’est pas directement accessible en voiture. Il faut faire un large détour pour remonter la montagne cachant le complexe artistique. L’observatoire d’Enoura surplombe la baie de Sagami. La vue sur la baie est normalement imprenable mais les nuages et la pluie nous font à peine distinguer l’horizon. Depuis le parking, on entre par un petit chemin boisé dans un autre monde.

L’observatoire d’Enoura a été fondé en 2017 par l’Odawara Art Foundation qui a elle-même été établie par le photographe Hiroshi Sugimoto (杉本博司). Sugimoto n’est pas seulement photographe car il a lui-même conçu l’architecture de l’observatoire. Le vaste espace vallonné de l’observatoire est également agrémenté de certaines de ses sculptures, entre beaucoup d’autres objets historiques glanés dans différents lieux du Japon. La vision d’Hiroshi Sugimoto pour cet observatoire est de reconnecter l’humain avec les cycles célestes et les origines spirituelles de l’art, ce projet s’inspirant d’anciens rituels solaires et lunaires, notamment ceux du solstice d’hiver et d’été. On y trouve donc des structures alignées avec les positions du soleil lors des solstices et des équinoxes, évoquant la manière dont les premières civilisations observaient le ciel pour donner du sens à leur existence. Il y a une notion de durée longue dans l’oeuvre d’Hiroshi Sugimoto. On le notait dans ses photographies de théâtres et d’océans prises en très longues expositions, que j’avais pu voir pour la première fois lors d’une grande exposition intitulée End of Time au Mori Art Museum en Janvier 2006. Le flou de sa série de photographies d’architecture dont j’avais acheté le livre contient également cette idée de temps et de mémoire. Le site de l’observatoire est conçu pour vieillir, prendre de l’âge. Il y a de nombreux éléments architecturaux et installations artistiques sur le site de l’observatoire, placés dans une nature luxuriante mais travaillée. On a l’impression que chaque endroit du parc a été réfléchi et que rien n’est laissé au hasard dans la géométrie des lieux. En prenant des photographies, je me suis plusieurs fois dit que Sugimoto avait imaginé chaque endroit du parc en pensant à son cadrage photographique. Le parc est comme composé de petites scènes artistiques parfaitement agencées. On en vient même à penser que les plantes incrustées entre les roches des murs de pierre ont été installées volontairement. Malgré la pluie qui ne nous a pas épargné pendant toute notre visite, j’ai été frappé par la beauté des lieux. Il y a la beauté intrinsèque du site donnant une vue sur l’ocean qu’on a finalement deviné à la fin de notre visite alors que le ciel commençait à se découvrir progressivement, mais il y a aussi la beauté de l’architecture, de l’agencement des formes, des objets portant tous une histoire. Et il y a aussi la beauté de l’idée que tout cet ensemble si parfait est organique et finira par s’altérer, par prendre une patine qui donnera une âme profonde aux lieux.

Dès notre arrivée sur le site, on passe devant la porte de la pleine lune, la porte Meigetsu restaurée de la période Muromachi (1338-1573) et qui était auparavant utilisée comme entrée du musée Nezu à Tokyo. On nous accueille dans une des dépendances de verre servant de réception en nous donnant un petit livret illustré avec un parcours proposé et des explications de chacun des bâtiments et objets. On peut bien entendu se promener librement et c’est d’ailleurs ce que nous faisons sans trop se soucier du plan et des explications. J’y vais pour le ressenti et tenir un parapluie en main tout en se promenant ne gâche pas vraiment mon plaisir. Hiroshi Sugimoto dit lui même qu’il faut visiter l’observatoire d’Enoura à diverses saisons et sous des conditions météorologiques différentes. La pluie par exemple fait ressortir les réflexions de lumière sur les dalles de pierre, et prononce la présence des mousses que l’on trouve un peu partout dans le parc. Parmi les installations les plus remarquables du site, on compte le tunnel de la lumière du solstice d’hiver, qui est long de 70 mètres et est orienté pour capter les premiers rayons du soleil lors du solstice d’hiver. On peut marcher à l’intérieur du tunnel et au dessus à une des extrémités se jetant dans l’air sur le flanc de la colline. Cette extrémité du tunnel est placée juste à côté d’une scène en verre optique, soutenue par une charpente en cyprès japonais. Cette scène est également orientée sur l’axe du solstice d’hiver. Un petit amphithéâtre romain reconstitué donne une vue sur cette scène qui semble flotter dans les airs. J’imagine qu’on doit y jouer des spectacles, et que ça doit être agréable le soir avant les chaleurs de l’été. Le bâtiment le plus imposant du site est la galerie de la lumière du solstice d’été. Il s’agit d’un long couloir de 100 mètres perché à 100 mètres au-dessus du niveau de la mer. La structure se compose d’un côté d’un long mur en pierre d’Ōya et de l’autre de larges baies vitrées ininterrompues et sans colonnes. Sur le mur, sont placées plusieurs photographies d’océan en très grand format prises par Hiroshi Sugimoto. Derrière la porte Meigetsu et devant l’amphithéâtre, une scène de pierre inspirée d’un théâtre Nô est construite de roches locales de Nebukawa et de pierres abandonnées lors de la construction du château d’Edo. En descendant le chemin de la colline couvert de citronniers, on rencontre une maison de thé appelée Uchōten (雨聴天 pour Rain Listen Heaven, Écouter la pluie ce qui est fort à propos en cette journée). C’est une réinterprétation contemporaine de la maison de thé Taian conçue par Sen no Rikyū, utilisant des matériaux récupérés, comme un vieux toit en tôle rouillée. A travers une des ouvertures, on peut apercevoir un torii de pierre atypique datant de la période Kofun (250-592). En descendant encore la colline, on traverse une forêt de bambous donnant accès à une maison de jardinier abritant des anciens outils d’agriculture et des fossiles. Un sanctuaire appelé Kankitsuzan Kasuga nous attend à finalement au bout du parcours, à l’endroit le plus proche de l’océan. Le site est en constante évolution car des nouveaux éléments sont progressivement ajoutés, avec à chaque fois des détails précis sur leurs origines historiques. Il s’agit d’une sorte de musée en plein air sauf que la priorité est ici donnée à l’expérience sensorielle et poétique. Il s’agit pour sûr d’une œuvre artistique unique, d’une œuvre totale fusionnant la nature avec l’architecture et l’art ancestral, avec toujours cette idée de spiritualité et de cosmologie.

L’observatoire d’Enoura compte très facilement parmi les oeuvres architecturales les plus belles et abouties que j’ai pu voir, tout simplement parce que l’approche artistique y est primordiale et parce que tout est conçu pour être parfaitement intégré dans l’espace naturel environnant. Hiroshi Sugimoto nous explique que ses premiers souvenirs d’Enoura remonte à son enfance. Lors d’un voyage en train en revenant d’Izu, il avait été ébloui par le paysage et la lumière lorsque la ligne de train s’ouvrit soudainement sur l’océan. On retrouve cette idée d’émerveillement dans le domaine. A la fin de notre visite, on s’est bien sûr promis d’y revenir, pour voir ce que donne la vue sur la baie de Sagami lors d’une belle journée. Des cerisiers étant plantés sur le terrain du parc, j’imagine que le printemps doit être une période très prisée. Près de la galerie de cent mètres, des arbres momiji sont également plantés, me faisant penser que l’automne doit être pas mal non plus. La forme de leur feuillage et leurs emplacements semblent si bien agencés qu’on pourrait croire à une structure naturelle. Tout est de cet ordre à Enoura. Il faut être attentif aux moindres recoins, aux moindres détails. Le fait que le nombre de visiteurs soit limité permet de profiter de cette expérience dans les meilleures conditions. J’ai pour terminer tout simplement envie de remercier Hiroshi Sugimoto de nous proposer un tel spectacle. Alors que j’écris les lignes de ce long texte, me revient tout d’un coup en tête le morceau Bōenkyō no Soto no Keshiki (望遠鏡の外の景色) de l’album Gyakuyunyū: Kōwankyoku (逆輸入 ~港湾局~) de Sheena Ringo, peut-être parce que la vue à l’extérieur du télescope que son titre implique me ramène aux expériences cosmologiques qu’Hitoshi Sugimoto nous propose dans son Observatoire d’Enoura.

a dark sea with sunlights

Le calme de l’Océan Pacifique devant moi m’amène à réécouter le long morceau drone Dark Sea de Chihei Hatakeyama (畠山地平) qui dure plus de 23 minutes. Le musicien est né dans la préfecture de Kanagawa et a grandi dans la petite ville de Fujisawa à laquelle Enoshima est rattaché. Il a dû souvent faire l’expérience de ces paysages océaniques dans lesquels on se perd volontiers le regard. L’océan est calme mais peut soudainement devenir monstrueux. Je ressens à chaque fois cette dualité, que je retrouve d’ailleurs assez bien dans le morceau Dark Sea de Chihei Hatakeyama. Cette ambiance quasiment mystérieuse aurait également pu s’accorder avec quelques morceaux écoutés récemment sur l’émission Liquid Mirror de NTS Radio. Cette émission radio continue à me fasciner, au fur et à mesure des épisodes que j’écoute, nouveaux ou plus anciens. Celui de Décembre 2024 contient une suite de morceaux hypnotisants commençant par l’expérimental Flower of the Mountain de l’anglaise Teresa Winter. Elle répète de manière obsessionnelle les mots « You said I was a flower of the mountain » sous une nappe sonore tournant en boucle avec des sursauts réguliers. Ce morceau est vraiment étonnant. Le morceau qui suit sur cet épisode de Liquid Mirror revient vers un rock alternatif plus classique avec le morceau Day You Told Me d’un groupe new yorkais nommé Colle dont je sais très peu de choses, voir rien du tout. Ce morceau par sa trame répétitive me ramène avec un bonheur certain vers les atmosphères trip-hop des années 90. On est là dans un univers vaporeux proche de la Dream pop, car la voix de la chanteuse a tendance à se laisser envahir par l’ambiance sonore qui l’entoure ajoutant un petit quelque chose de mystérieux à l’ensemble. Le morceau qui suit intitulé Magik de l’artiste espagnole Ivankovà revient vers la beauté fascinante et hypnotique de l’étrange. Les motifs se répètent et nous entraînent avec elle dans un tourbillon dont on n’a pas vraiment envie de s’extraire. Mais vers la fin du morceau, le rythme s’apaise. On a le sentiment d’entrer dans un lieu rempli d’une magie mystérieuse qu’on ne saurait comprendre mais qui nous entoure de lumière dans un monde obscure. Et puis dans cette petite section de Liquid Mirror, je termine avec le quatrième morceau intitulé A Window par Eterna qui part vers des sons beaucoup électroniques avec une trame instrumentale plus classique qui ne révolutionne pas le genre mais qui s’inscrit très bien à la suite des autres morceaux. je le dis encore une fois mais je suis vraiment impressionné par la qualité des sélections musicales des épisodes de Liquid Mirror que j’ai pu écouter jusqu’à maintenant.

Le nouveau morceau de Yeule intitulé Skullcrusher vient de sortir il y a quelques jours et conclura son prochain album Evangelic Girl is a Gun qui sortira le 30 Mai 2025. De ce futur album, on connaît déjà l’excellent Eko qui marquait un tournant rock déjà amorcé avec son album précédent. Skullcrusher est sombre comme son titre le suggère, mais il faut bien dire qu’elle excelle dans ces ambiances là. Elle a fait un bon bout de chemin depuis son premier album Serotonin II de 2019 que j’avais découvert comme un ovni musical à sa sortie. Skullcrusher est un peu court mais donne le ton de ce nouvel album que j’attends déjà avec une certaine impatience.

Le titre de ce billet me rappelle tout d’un coup le titre d’un morceau électronique que j’avais composé sur une version digitale d’un synthétiseur allemand Waldorf il y plus de 11 ans. Il s’intitule Luminance from deep black sea et aurait également pu s’accorder aux photographies noir et blanc que je montre ci-dessus. J’avais un peu oublié tous ces morceaux électroniques que j’avais composé avec beaucoup de passion et de dedication. Je les réécoute pourtant de temps en temps, avec toujours une oreille critique. Je me dis sur certains morceaux que j’aurais dû les modifier de telle ou telle manière, mais je serais bien en mal de faire ce genre d’ajustements maintenant sur des outils de composition musical que je n’ai pas utilisé depuis plus de dix ans. Même si je peux les oublier, toutes les compositions sont toujours bien présentes sur mon compte SoundCloud. Je viens de vérifier en réécoutant Luminance from deep black sea.

une fin d’après-midi à Samukawa

Je voulais rendre visite au grand sanctuaire de Samukawa (寒川神社) depuis longtemps. J’ai toujours été un peu refroidi par son nom qui me donne à chaque l’image d’une rivière gelée dans laquelle il faudrait se débattre sans pouvoir en sortir. Cette image est certes un peu extrême et ne nous a pas empêché d’y aller en plein hiver. J’ai en fait été rassuré d’apprendre qu’il n’y avait pas de rivière appelée Samukawa à traverser avant d’atteindre le sanctuaire. Le sanctuaire de Samukawa est le plus important de l’ancienne province de Sagami et portait ainsi le titre d’Ichinomiya (一宮), qui correspond au plus haut rang des sanctuaires d’une province. Les origines du sanctuaire sont plutôt floues et les premières mentions de ce lieu apparaissent à la date de 846 dans le Shoku Nihon Kōki (続日本後紀), qui raconte l’histoire officielle du Japon. Une des raisons pour laquelle nous voulions visiter le sanctuaire de Samukawa en ce début d’année était de voir la structure lumineuse Nebuta empruntée à la préfecture d’Aomori. Depuis 2001, cette grande structure en papier illuminée est montrée sur la porte Shinmon (神門) du sanctuaire pendant la période allant du Nouvel An jusqu’au festival Setsubun ayant lieu en Février. Je n’avais jamais vu de décorations comparables sur un sanctuaire. À droite du hall principal du sanctuaire se trouve un étrange objet en forme de sphère métallique. Il s’agit d’une sphère armillaire, un ancien instrument d’observation astronomique modélisant la sphère céleste. On l’utilisait pour montrer le mouvement apparent des étoiles, du Soleil, en considérant la Terre comme le centre de l’Univers. Des dragons sont placés aux quatre coins de la sphère, suivant la légende selon laquelle les dragons soutiennent le ciel. Nous sommes arrivés au sanctuaire en fin d’après-midi et les lumières se sont allumées dès 16h, ce qui nous a permis d’apprécier la structure Nebuta illuminée.

En ordre d’apparition, Kushinada Hime (奇稲田姫), Nakisawa Megami (泣沢女神), Kukurihime no Mikoto (菊理媛命), Samukawahime no Mikoto (寒川比女命) et Samukawahiko no Mikoto (寒川比古命). Les cinq images ci-dessus sont imaginaires et ont été créées par intelligence artificielle (IA). Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne seraient que pure coïncidence.

Pour confirmer ma première impression, il faisait en effet froid ce jour là à Samukawa. Il y avait une petite foule au sanctuaire, car il s’agissait d’un jour faste Taian (大安). J’aime bien regarder la foule tout en buvant tranquillement un verre d’amazake dans le froid. Il n’y a pas d’alcool dans l’amazake mais c’est parfois tout comme. Le goût légèrement acidulé est par contre inhabituel et deviendrait même addictif, même si ce n’est pas dans mon intention d’en boire plusieurs verres. On trouve un stand d’amazake dans le parc longeant le sanctuaire, près de la boutique de souvenirs et des petits restaurants yatai. Après avoir acheté un gobelet d’amazake chaud, je suis vite revenu dans la grande enceinte du sanctuaire, sur la place entre le hall et la grande porte Shinmon ornée de la structure de papier Nebuta. On est ici à l’abri du vent mais le froid y est tout de même hivernal.

A travers la grande porte du sanctuaire, apparaît soudainement une jeune fille aux cheveux d’or, portant un parasol pour se protéger des rayons du soleil. Elle est habillée d’une robe de froufrous noire et blanche assez ample, comme on peut en voir parfois dans les environs de la rue Takeshita à Harajuku. Sa coiffure avec des broches cubiques jaunes est très intriguante. Sa présence est en décalage avec la foule qui l’entoure, mais personne n’a l’air de la remarquer. Elle avance tranquillement, mais d’un pas assuré. Lorsqu’elle passe devant moi, elle a un sourire franc, un peu figé et détaché, qui donne l’impression qu’elle apprécie le moment présent sans se soucier des choses et des gens qui l’entourent. Elle s’approche ensuite du grand hall du sanctuaire pour effectuer une prière après avoir replié son parasol. Je l’observe dans ses mouvements lents et délicats. Elle se déplace ensuite vers un coin de la place interne au sanctuaire. Elle s’arrête soudainement, se retourne en regardant en direction de la porte Shinmon. Elle semble attendre quelqu’un en position immobile. Son visage innocent est rayonnant et la lumière du soleil vient faire briller ses cheveux d’or. Il est impossible de ne pas la remarquer car c’est un être lumineux dans l’enceinte du sanctuaire, mais personne ne semble y prêter attention.

Je me rends compte rapidement qu’elle n’est pas la seule personne étrange dans l’enceinte du sanctuaire. Étrange n’est peut-être pas le bon terme, mais disons que la présence de cette autre jeune fille habillée d’une robe assez similaire mais avec des cheveux d’une couleur rosée, a quelque chose d’irréel. Leurs styles sont relativement similaires, comme si elles étaient issues d’une même époque et d’un même lieu loin du Japon traditionnel. Je bois une nouvelle gorgée d’amazake tout en observant la scène. Je ressens maintenant une pointe inhabituelle d’épice dans ce breuvage. A chaque gorgée, j’ai l’impression de boire une boisson différente, pas complètement différente, mais subtilement différente. La fille à la robe noire et blanche et à la chevelure rosée ne bouge pas. Elle se tient debout dans un des coins de l’enceinte. Je distingue bien son visage qui est tourné dans ma direction, mais elle ne regarde pas vers moi. On a l’impression qu’elle attend également quelque chose ou quelqu’un. Cette attente a l’air de l’inquiéter si j’en crois l’expression de son visage. En fait, je comprends en la regardant de manière discrète et intermittente ce qui me paraît étrange dans son apparence. Elle ne semble pas être affectée par le froid ambiant. D’apparence, son visage n’est pas attaqué par la froideur de l’air, ce qui me paraît tout à fait étonnant. Il s’agit peut-être d’une divinité prenant une apparence humaine. Cette pensée soudaine me surprend moi-même et me fait même sourire. Il ne faudrait pas que je commence à voir des créatures fantastiques ou fantomatiques à tous les coins de rues. Je bois de nouveau une gorgée d’amazake en serrant bien le gobelet en papier dans mes mains pour me réchauffer, car cette fille aux cheveux rosés me donne soudainement froid. Je bois doucement par petites gorgées car terminer le gobelet trop vite veut dire que je n’aurais plus de source chaude pour me réchauffer les mains et plus d’excuses pour me poser debout ici dans l’enceinte du sanctuaire à chercher et observer des personnes atypiques.

A peine une minute plus tard, apparaît une nouvelle personne attirant mon attention. Elle porte une robe rouge et noire aux motifs en dentelles travaillées avec un diadème en collier et une veste en cuir légère. Ses cheveux sont mi-longs et d’une couleur rougeâtre. Elle me fait vaguement penser à une actrice mais je ne saurais pas dire qui. C’est peut-être sa manière de marcher avec une assurance et une détermination indéniable qui me fait penser qu’elle doit avoir l’habitude d’être regardée. Elle ne fait pourtant pas attention à ce qui l’entoure et marche droit devant elle vers le hall comme si elle était seule sur la grande place. La foule devant elle s’écarte comme par magie, ou on pourrait plutôt dire que le rythme de ses pas lui permet de passer entre les mailles de la foule avec une justesse qui m’impressionne. C’est comme si ses mouvements avaient été précisément prévus, calculés au millimètre, pour éviter les gens devant elle. Son style vestimentaire ressemble à celui des deux autres. J’en viens à me demander si ce sanctuaire n’est pas utilisé comme décor dans un manga populaire, un anime ou peut-être même un film, et que ces trois jeunes filles y viennent habillées comme les personnages de ce supposé manga pour se mettre en quelque sorte en situation. J’aurais envie de demander autour de moi mais personne ne porte une attention quelconque à ces trois filles en costumes. Il n’y avait pas non plus d’écriteau ou d’affiche dans le sanctuaire indiquant une éventuelle utilisation de ce lieu pour un film ou comme décor dans un manga. Les temples et sanctuaires ne cachent en général pas ce genre de informations qui attirent les visiteurs. En me renseignant sur le sanctuaire de Samukawa avant de venir, je n’avais pas non plus lu de mentions à ce sujet. J’avais par contre lu au sujet de l’histoire du sanctuaire, en apprenant que les divinités qui y sont vénérées sont les kamis Samukawa-hiko no mikoto (寒川比古命) et Samukawa-hime no mikoto (寒川比女命), les incarnations masculine et féminine respectivement d’un couple nommé Samukawa Daimyōjin (寒川大明神). Il reste pourtant beaucoup de mystères autour de ces deux divinités, car elles ne sont pas mentionnées dans les textes anciens du Kojiki ou du Nihonshoki. On dit qu’il s’agirait de souverains du début de l’histoire du Japon, mais les détails restent grandement inconnus. Il existe également diverses théories concernant la divinité réellement consacrée au sanctuaire de Samukawa. On évoque divers noms de divinités et de princesses comme Kushinada Hime (奇稲田姫), Nakisawa Megami (泣沢女神) et Kukurihime no Mikoto (菊理媛命). Alors que je me remémore ces théories lues sur internet, il me vient une évidence. Il me semble maintenant évident que les princesses divines des livres anciens se sont données rendez-vous aujourd’hui, jour faste Taian, dans l’enceinte du sanctuaire Samukawa.

Au moment exact de mon éclair de clairvoyance, un autre éclair détone dans le ciel. Le ciel s’est couvert au dessus du sanctuaire. Des nuages épais se sont développés sans que je m’en rende compte, trop occupé à mes réflexions. On distingue dans les nuages des formes longues et sinueuses comme des serpents. On regardant un peu mieux, ce sont plutôt des dragons aux formes floues et mouvantes qui s’entremêlent. Une gueule apparaît parfois puis replonge dans les volumes nuageux. Je ne l’avais pas remarqué jusqu’à présent mais la sphère armillaire portée par les quatre dragons s’est mise à tourner sur elle-même, à la recherche d’un nouvel équilibre. On distingue trois dragons dans les nuages mais il manque le quatrième pour que l’équilibre céleste ne soit pas perturbé. Je bois sans réfléchir une nouvelle gorgée d’amazake, qui a maintenant un parfum de saké, comme pour marquer le démarrage d’une nouvelle étape. Il n’y a pas de doutes, la jeune fille aux cheveux d’or est Kushinada Hime (奇稲田姫), celle au visage triste et aux cheveux rosés est certainement Nakisawa Megami (泣沢女神). L’assurance de la fille habillée de rouge me fait penser qu’il doit s’agir de Kukurihime no Mikoto (菊理媛命). Mais où sont Samukawahiko no Mikoto (寒川比古命) et Samukawahime no Mikoto (寒川比女命), les véritables divinités du sanctuaire? Je n’en ai aucune idée. Je regarde autour de moi mais je ne vois personne qui pourrait correspondre de près ou de loin à l’image tout à fait arbitraire que je me donne de ces divinités. Elles doivent forcément avoir une personnalité forte pour pouvoir nous protéger contre les mauvais esprits de toutes sortes. Mais les vents célestes continuent à souffler, générés par les mouvements continus des dragons dans le ciel, dans des bruits sourds et incessants. Les trois princesses, qui avaient jusqu’à maintenant des visages angéliques, ont entamé une transformation d’apparence stupéfiante, conditionnée par les forces célestes qui les entourent et les submergent. Leurs visages se déforment en un rictus effrayant qui fait froid dans le dos. Elles ressemblent maintenant à des monstres, qui me fascinent plus qu’ils m’effraient. Je regarde ces événements extraordinaires d’une manière sereine. Je suis de toute façon comme paralysé sur place, sans trouver la force ou même la volonté de faire quelque mouvement que ce soit. Les vents tournoyant font maintenant voler la poussière et le ciel s’est beaucoup assombri. La foule s’est déjà dissipée. Je suis seul à être témoin de ce déchaînement des éléments. La sphère armillaire semble tourner de plus en plus vite sur elle-même dans un bruit fracassant. La tornade au dessus du sanctuaire est violente et bruyante. Elle pourrait tout emporter si elle continuait de cette manière. Le point de saturation est proche. Je le sens maintenant très fortement même si j’ai du mal à saisir les enjeux de ce débordement. Je me tiens fermement d’une main à la rambarde derrière moi, mais les vents ne me bousculent pas vraiment, comme si j’étais préservé pour pouvoir être témoin de ce qui se passe. Les trois divinités devenues monstrueuses se tiennent maintenant figées regardant en direction de la grande porte Shinmon. Elles semblent attendre l’apparition d’une force plus grande qu’elles. Malgré leur apparence nouvelle, je ne ressens aucune animosité entre elles. Ce que je suis en train de voir n’annonce peut-être pas une bataille mais s’avère plutôt être une procession pour l’arrivée prochaine du couple Samukawa Daimyōjin. Il ne me reste plus beaucoup d’amazake dans mon gobelet mais je me retiens de boire ce qui reste, car je veux connaître la suite de cette histoire. J’ai compris qu’il s’agissait d’un révélateur m’ouvrant une porte vers ce monde divin et céleste.

Samukawahime no Mikoto (寒川比女命) entre finalement en scène suivie de Samukawahiko no Mikoto (寒川比古命). Ils marchent l’un à la suite de l’autre d’un pas décidé et rapide, dissipant rapidement les nuages et les bourrasques qui avaient perturbé le sanctuaire. Les trois autres princesses ayant retrouvées leur apparence initiale s’inclinent à leur passage. Je fais de même sans réfléchir. La place devant le grand hall du sanctuaire est vide. La sphère armillaire a freiné son mouvement jusqu’à l’arrêt apparent indiquant un équilibre retrouvé. Les cinq divinités sont maintenant alignées devant le sanctuaire avec le couple Samukawa Daimyōjin au centre. Elles montent les quelques marches de bois puis disparaissent dans la pénombre comme si elles n’avaient jamais vraiment existé. Je bois la dernière gorgée de l’amazake qui restait dans mon gobelet. A ce moment précis, on m’appelle soudainement et je reprends mes esprits. Je semble être le seul à avoir été témoin de cette procession extraordinaire. Enfin, je n’en suis pas sûr car de l’autre côté de la place du sanctuaire, une fille habillée de noir me regarde avec insistance comme si elle comprenait ce que je venais de voir. Elle ressemble beaucoup à Kei, mais je n’en suis pas certain car elle se trouve un peu loin de moi. Je me résonne en me disant que ça ne doit pas être Kei car je n’ai pas encore écrit cette partie de son histoire. A moins qu’elle ne vive maintenant en dehors de mon histoire, vu que je mets beaucoup trop de temps à l’écrire. C’est peut-être même elle qui écrit mon histoire. Cette idée me donne froid dans le dos dans un premier temps. Elle disparaît à son tour me laissant seul avec mon histoire dont j’ai maintenant du mal à percevoir les contours.

Kei se reveille progressivement au son de l’introduction vaporeuse d’une musique Dream Pop émanant des écouteurs de son iPhone. Elle s’était endormie en écoutant une longue émission musicale de la radio anglaise NTS, consacrée au Shoegaze sous toutes ses formes. Dans son rêve, qui n’en était peut-être pas un, les nuages de guitares entremêlées du Shoegaze venaient ajouter une ambiance musicale dramatique à la tourmente qui se déroulait devant ses yeux dans le ciel au dessus du grand sanctuaire de Samukawa.

J’écoute aussi beaucoup, en boucle même dirais-je, deux émissions consacrées au Shoegaze sur NTS Radio. L’une s’intitule NTS Guide to Shoegaze 2K24 et l’autre Liquid Mirror with Olive Kimoto – On the Edges of Shoegaze. Il s’agit en fait de longues playlists de plus d’une heure chacune contenant des morceaux d’inspirations Shoegaze, sous différentes formes incluant la Dream Pop. Je ne connais pas la plupart des groupes présents sur ces deux playlists, à part deux (Slowdive et Yeule) et je suis complètement épaté par la qualité fabuleuse de la sélection. On parle ici de groupes indépendants, très loin du mainstream et par moment très proches de la recherche expérimentale de sons. La constante est une certaine forme de brouillard sonore typique du Shoegaze, mais ça serait très réducteur de se limiter à ce type d’images. On ressent l’influence de MBV sur les sons de guitares instables de certains groupes de ses deux sélections. Ils savent pourtant se réorienter vers d’autres directions en cours de morceau. La musicienne, DJ et artiste multimédia Olive (美真 | みどり) Kimoto présente une des deux émissions, celle intitulée Liquid Mirror. Cette émission est diffusée une fois par mois et va certainement faire partie de mes nouvelles habitudes d’écoute. La confusion et le flou musical du Shoegaze m’a en grande partie inspirée l’histoire ci-dessus, car j’écoutais ces deux playlists pendant l’écriture de certains passages.

NTS nous parle d’un revival du Shoegaze et je suis tout ouïe. J’ai tout de même le sentiment que le style Shoegaze a toujours été présent sans discontinuer au Japon. C’est même très intéressant de voir que Ikkyu Nakajima (中嶋イッキュウ) s’y met également pour le nouveau single intitulé Spark de son projet SUSU(好芻) avec Kanji Yamamoto (山本幹宗). J’ai suivi les différentes directions prises par ce projet et cette incursion dans le monde vaporeux du Shoegaze est vraiment étonnante et enthousiasmante. Le compositeur et guitariste Kanji Yamamoto est également guitariste d’appoint du groupe Ging Nang Boyz (銀杏BOYZ) de Kazunobu Mineta (峯田和伸) que j’aurais le grand plaisir de voir sur scène le 9 Mai avec Hitsuji Bungaku (羊文学), si tout va bien. La composition du groupe qui a enregistré le morceau Spark avec Ikkyu Nakajima et Kanji Yamamoto est très intéressante. Kentaro Nakao (中尾憲太郎) y joue de la basse et Ahito Inazawa (アヒト・イナザワ) est à la batterie. Ils sont tous les deux anciens membres du groupe Number Girl. Il s’agit d’une belle équipée et ça ne pouvait donner qu’un très bon morceau pour SUSU. Avant d’écouter les émissions radio de NTS, j’avais en fait déjà noté une renaissance du Shoegaze à travers quelques jeunes groupes découverts récemment comme Retriever avec leur EP Attic Ocean. Lorsque j’ai vu pour la première fois la vidéo du single Lilies and Sea tournée dans le centre de Shibuya, j’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un groupe japonais. En fait non, Retriever est un jeune groupe allemand originaire de Düsseldorf. Ce morceau est très beau tout comme les autres quatre titres composant le EP. En écoutant ces morceaux, j’ai tout de suite remarqué l’influence de Slowdive, et je n’ai ensuite pas été étonné d’apprendre que Simon Scott de Slowdive était en charge du mastering. Le EP Attic Ocean dans son ensemble est une petite pépite Shoegaze nous noyant pendant une petite vingtaine de minutes dans des mondes sonores oniriques et nostalgiques. On s’éloigne ensuite un peu du Shoegaze mais on reste dans le rock alternatif avec une excellente découverte du groupe Anglais English Teacher. J’ai entendu pour la première fois le morceau intitulé The World Biggest Paving Slab sur la radio J-Wave et j’ai tout de suite accroché au style vocal un brin provocateur de la chanteuse Lily Fontaine. « I am the world’s biggest paving slab So watch your fucking feet » nous dit-elle dans le refrain. Ce morceau est tiré de leur premier album This could be Texas sorti le 12 Avril 2024.

d’une année à l’autre

Enoshima, le Mardi 31 Décembre 2024.

Nous passons la dernière journée de l’année 2024 à Enoshima, lieu que nous connaissons très bien mais vers lequel on aime revenir. Nous savons que le lendemain, le premier jour de l’année 2025, sera excessivement encombré pour le Hatsumōde (初詣). Nous essayons tout de même de rentrer assez tôt pour préparer le réveillon à la maison. Après quelques courses de dernières minutes sur le chemin du retour, nous arrivons finalement après le début de l’émission rituelle Kōhaku de la NHK, mais ce n’est pas très grave. Je voulais bien entendu voir en deuxième partie d’émission la prestation de Sheena Ringo accompagnée par Momo (もも) de Charan Po Rantan pour un duo sur le morceau Cheers beer (ほぼ水の泡) de son dernier album Hōjōya (放生会). Ce n’est pas le morceau que je préfère de l’album mais son énergie est communicative et elles arrivaient assez bien toutes les deux à la retransmettre sur scène. J’ai aimé revoir Vaundy pour le morceau Odoriko (踊り子) qui n’est pourtant pas sorti en 2024, et la prestation de Fujii Kaze (藤井風) depuis New York sur un morceau intitulé Michite Yuku (満ちてゆく) que je ne connaissais pas. Comme lors de l’un de ses précédents passages, j’ai cru au début du morceau qu’il s’agissait d’une mise en scène et qu’il allait finalement entrer par une porte dérobée sur la scène du grand hall NHK à la surprise de tous. Depuis que nous écoutons très régulièrement les deux albums de Fujii Kaze lors de nos longs trajets en voiture, j’ai changé d’avis dans mon appréciation de sa musique. Je trouve que l’émission Kōhaku a de plus en plus de passages obligés qui rigidifient petit à petit son format, entre le jeu de bilboquets pour tenter de battre chaque année un record au Guiness book, l’épreuve géante de domino, le medley Disney, le final obligé de la paire Masaharu Fukuyama (福山雅治) et Misia. Bref, il y a de moins en moins d’effets de surprise et l’émission n’avait à vrai dire pas grand chose d’exceptionnel. Elle s’est passée sans qu’on en retienne grand chose. Elle reste tout de même une consécration pour les artistes invités, et c’est ce fait là qui rend l’émission intéressante même si elle l’est pour moi de moins en moins. Une fois minuit, nous allons comme toujours au sanctuaire le plus proche. J’ai l’impression qu’il y avait plus de monde que d’habitude, mais ce n’est peut-être qu’une impression. La période de la nouvelle année est plus calme que l’année dernière qui était particulièrement occupée. Le 1er Janvier 2024, nous nous étions levés très tôt pour voir le lever du soleil. Nous nous sommes également levés tôt cette année mais pour une autre raison, amener le fiston jusqu’à la gare d’Asakusa car il allait à Nikkō avec quelques copains d’école.

Sanctuaire Hikawa à Shibuya, le Mercredi 1er Janvier 2025.

あけおめ
ことよろ
二◯二五

Les premières journées de l’année sont tellement calmes qu’on apprécierait presque l’ennui. Je n’ai même pas le courage d’écrire et je ne sais même plus quoi écrire de nouveau, ce qui explique la date relativement tardive de publication de ce billet pourtant démarré il y de nombreux jours. C’est le premier billet de cette nouvelle année mais je n’ai pas encore tout à fait fini d’épuiser les photographies que j’ai pu prendre pendant le mois de Décembre. Il me reste également à écrire le rapport du concert Ringo Expo’24 de Sheena Ringo, qui est en cours depuis plusieurs semaines et que je n’ai pas encore réussi à terminer.

Sur la petite playlist iPod de début d’année, je sélectionne quelques excellents morceaux sortis l’année dernière, qui avaient passé à travers les mailles décidément trop larges de mon filet. Je découvre quelques uns des morceaux de la playlist qui va suivre grâce à un billet de Ryo Miyauchi sur sa newsletter This Side of Japan regroupant les recommandations musicales de l’année 2024 par plusieurs contributeurs. On y trouve de tout, de l’excellent et du moins bon. J’y retrouve un certain nombre de morceaux déjà découverts cette année, ce qui m’encourage à tenter l’écoute de ceux que je ne connais pas encore. En fait, pour me contredire d’entrée de jeu, les trois premiers morceaux de cette playlist datent de 2023. Il s’agit de trois morceaux composés par Shin Sakiura et chantés par des artistes invitées: Blue Bird avec Maika Loubté et n.o.y.b avec Riho Furui. Les compositions de Shin Sakiura sont toujours impeccables et l’anglais un peu imparfait de la Franco-japonaise Maika Loubté sur Blue Bird est vraiment charmant. J’ai en fait d’abord découvert ce morceau par le remix qu’en a fait Shinichi Osawa. Le morceau remixé de Blue Bird est tellement disruptif qu’on ne reconnaît pas du tout la version originale. Il s’agit à la limite d’un tout autre morceau, qui est assez génial dans son esprit de décomposition, pour ensuite construire un tout autre édifice sonore. C’est en écoutant ce type de compositions que je me dis que Shinichi Osawa est souvent très inspiré. Je retrouve Riho Furui sur l’autre morceau n.o.y.b de Shin Sakiura. Il y a quelque chose de très fluide et de naturel dans ses compositions, un groove de nuit lumineuse qui s’accorde parfaitement avec la voix de Riho Furui. Les compositions electro-pop de Shin Sakiura ont ce petit quelque chose de lumineux qui me plait beaucoup. J’aime en fait bien le personnage et notamment la fraîcheur de son émission radio Music Bloom avec Rachel du duo hip-hop Chelmico. L’émission nous fait découvrir des morceaux pop d’Asie, sans exclure le Japon car ils avaient invité récemment le duo pop-rock Illiomote (イリオモテ), donc j’avais déjà parlé sur ce blog (qui est vraiment très complet).

Je découvre ensuite le morceau A million More, du EP du même nom, de la chanteuse R&B Reina, originaire de Fukuoka. Les morceaux sont produits par Kota Matsukawa du label w.a.u, qui joue également de la basse dans le groupe qui l’accompagne. Le morceau est très beau, feutré et sophistiqué, un morceau qu’on écoute en pleine nuit avec un verre de whisky à la main. A ce propos, comme je suis très facilement influençable, j’ai changé temporairement la marque de mon whisky préféré de Chivas à Suntory AO (sacrilège familial mais temporaire), tout simplement parce que Sheena Ringo en a fait la publicité dans une très belle vidéo réalisée bien sûr par Yuichi Kodama, prenant pour décor un cabaret sombre et pour musique le carrément sublime morceau Closed Truth (茫然も自失) de l’album Hōjōya. Ce morceau est devenu au fil du temps, et grâce peut-être à l’ambiance de cette vidéo, un de mes morceaux préférés de l’album. Sa manière de chanter y est tout à fait unique. C’était également une des interprétations les plus réussies du concert Ringo Expo’24.

Je connais depuis quelque temps le groupe dansa med dig (ダンサ・メッド・ディグ), projet alternatif formé en 2016 originaire de Sendai dans la préfecture de Miyagi, car Azusa Suga de feu For Tracy Hyde avait fait part de sa découverte du groupe dans une longue interview publiée sur un blog amateur en Mai 2024. Le groupe dansa med dig se compose en fait d’un duo: Satomi Igarashi (五十嵐) au chant et à la guitare, et Hiroki Kodaira (小平) à la guitare, claviers, programmation et mixage. Ils arrivent à deux à donner une ampleur assez épatante à leur musique rock teintée de Shoegaze. L’utilisation de la réverbération sur le morceau Eyes Bright que je découvre d’abord, et certainement l’utilisation de l’anglais, contribue à cette impression. J’écoute dans la foulée leur EP intitulé Neon sorti en Février 2024, qui est dans le même esprit. Le EP ne contient que quatre morceaux pour 14 minutes, mais ce sont des minutes qu’on ne voudrait pas manquer. Ma playlist contient également le morceau The Girl and The Heron du groupe The Floatings. Le groupe, basé à Tokyo et formé en 2023, se compose de re:caco au chant et claviers, Naoki Dendo à la guitare, Hideya Masaki également à la guitare et Junya Watanabe à la basse (mais où est le batteur?). Ils se font surnommer Tokyo Neo Gazer qui résume leur son entre Shoegaze et Dream pop. Le morceau The Girl and The Heron a une composition assez classique dans un style proche de l’esprit Dream Pop, mais cela ne l’empêche pas d’être vraiment très beau. Je me demande parfois d’où vient cette inspiration mélancolique de nombreux groupes de rock alternatif tokyoïtes (par exemple, SPOOL). Enfin, ceux qui vivent à Tokyo depuis longtemps le savent assez bien. La voix de re:caco transmet magnifiquement cette mélancolie et c’est magnifique.

Les hasards des recommandations YouTube m’amènent ensuite vers le single Last Flight du groupe de rock alternatif White Hacker Innovator (破壊的価値創造), mené par la vocaliste Soan. Ce single est sorti sur le premier EP de la formation intitulé Forced Landing, sur un label japonais indépendant. J’adore l’énergie et la passion débordante qui se dégage du chant de Soan, me faisant penser lors du moment parlé à la sensibilité d’Haru Nemuri. La vidéo du morceau Last Fight est en fait liée à la vidéo d’une autre formation appelée Blooming Bungei (文藝天国) sur un morceau intitulé 破壊的価値創造, reprenant donc le nom japonais de la formation de Soan. Elle même joue dans les deux vidéos habillée de la tête au pieds de la même tenue protectrice blanche, avec des gros écouteurs autour du cou. Cette correspondance entre deux formations est très intrigante et il faudra j’explore bientôt dans son intégralité le EP Forced Landing de White Hacker Innovator. Dans les listes de fin d’année de la newsletter This Side of Japan, je trouve mentionné plusieurs fois le morceau Kimi no Mine ni Gunshot (君の胸に、Gunshot) du groupe d’idoles alternatives RYUtist. J’étais familier de ce nom de formation depuis longtemps sans avoir écouté un seul de leurs morceaux. La curiosité me pousse à écouter celui-ci car son titre me paraissait inadapté à l’image que je me faisais du groupe. Dès les premières secondes du morceau de composition électronique, je suis surpris par la beauté sensible et instable de ce que j’entends. Oui, mais je me rends vite compte que Daigo Sakuragi (櫻木大悟) du groupe D.A.N. écrit, compose et arrange ce morceau! Sa musique s’accorde vraiment bien avec le chant des trois idoles de RYUtist, même quand elles allègent un peu l’ambiance avec des petits phrasés mignons par moment. Un peu comme pour les idoles alternatives de RAY, quand des compositeurs et arrangeurs talentueux proposent des morceaux à des idoles, ça donne de très belles choses, très loin de ce que l’on pourrait imaginer de ce genre de groupes. Ensuite, il y a ce superbe morceau de Minami Hoshikuma (星熊南巫) intitulé TOKYO神VIRTUAL. Elle a également sorti des morceaux sous le nom D̴E̷A̷T̴H̴N̷Y̵A̶N̴N̷, et les lecteurs les plus attentifs se souviendront que j’ai déjà parlé sur ce blog (décidément très complet) du single intitulé Tarantula. J’adore le rythme minimaliste du morceau, la voix de Minami Hoshikuma légèrement teintée d’auto-tune, et l’esthétique hyper-pop de la vidéo réalisée par Takasuke Sato. Et pour terminer dans un esprit complètement différent, je découvre à la radio le morceau Vertigo du groupe Pablo Haiku, un trio composé de Hiyu Mori (森飛友) au chant, Fuka Nagata (永田風薫) à la guitare et Adachi (足立新) à la basse. Le trio s’est formé alors qu’ils fréquentaient l’Université des Arts de Tokyo. J’aime beaucoup l’ambiance cool du morceau qui nous incite à ralentir un peu. « I need you to slow down » nous dit la petite voix trafiquée dans les chœurs ressemblant à une sorte d’incantation. Hiyu Mori chante en anglais, mais on a l’impression qu’il n’essaie pas vraiment de forcer son accent et d’avoir un phrasé parfait, mais joue plutôt sur l’atmosphère. Et ça fonctionne particulièrement bien. Tous les morceaux de cette petite playlist m’ont accompagné pour une bonne partie de ce début d’année, que je vous souhaite bonne et heureuse.

à la recherche du Tengu de Daiyūzan

Le temple Daiyūzan Saijōji (大雄山最乗寺), situé à Minami Ashigara (南足柄市) dans la préfecture de Kanagawa, est un lieu que je voulais voir depuis plusieurs années et que nous parvenons finalement à visiter pendant une journée de dimanche du mois de Septembre. Le temple Saijōji de la branche bouddhiste Soto a été fondé pendant la période Muromachi en 1394 par le maître zen Ryōan Emyō (了庵慧明) qui vécut de 1337 à 1411. La légende dit qu’après la mort du maître Ryōan, le moine Myōkaku Dōryō (妙覚道了), disciple du maître qui avait participé à la fondation du temple, prit la suite en se nommant divinité protectrice de Daiyūzan. Suite à cette déclaration, il se transforma en Tengu (天狗), disparut dans les montagnes et monta au ciel. En conséquence, Myōkaku Dōryō fut consacré comme la divinité gardienne du temple Saijōji. Des sandales geta de toutes tailles sont offertes par les Habitants locaux en son honneur et on peut en voir de nombreuses dans le domaine du temple. Plusieurs statues à l’effigie du Tengu sont également présentes sur le vaste domaine du temple. Le domaine est entouré d’un grand parc forestier au pied du Mount Myōjin qui s’élève à la hauteur de 1,169 mètres, à la frontière entre Minami Ashigara et Hakone. Le temple Daiyūzan Saijōji occupe la troisième place dans la hiérarchie des temples de la branche bouddhiste Soto, après Eiheiji dans la préfecture de Fukui que j’ai également envie de visiter depuis plusieurs années, et le grand ensemble Sojiji à Tsurumi que j’ai déjà visité en Septembre 2022. Notre visite du temple en fin d’après midi était vraiment agréable car l’enceinte est très naturelle. On sent que la végétation est proche et prête à envahir les lieux à tout moment. Le grand escalier couvert de mousse me rappelle l’ambiance du grand sanctuaire Kitaguchi Hongu Fuji Sengen que nous avons visité en Juillet. L’ensemble est vaste et le temps nous manquait pour en explorer tous les recoins. Sur le chemin du retour, nous nous attardons un peu au bord des rivières car n’avons pas envie de rentrer trop vite. L’ambiance y est des plus bucoliques.