from sky (သုံး)

Ce troisième et dernier épisode nous fait sauter de l’avion pour atterrir une nouvelle fois dans le centre très occupé (quoique moins que d’habitude) de Shibuya, aux pieds de la statue de métal argenté de Hajime Sorayama derrière le Department Store PARCO. Elle nous accueille bien entendu d’un rayon laser lumineux forçant le chemin dans les nuages. On ne peut être qu’happé par cette lumière qui nous accompagne doucement jusqu’au sol. On se laisse ensuite ricocher jusqu’en bas des rues de Udagawacho, que je vais d’ailleurs souvent observer. Le grand mur de graffiti à l’arrière était déjà complètement rempli de dessins, mais un autre graffeur s’est apparemment permis de laisser son empreinte abusive en y dessinant des grands papillons gris sur toute la longueur du mur. Depuis que la tour Abema TV s’est construite à proximité de cette rue, je ne laisse plus beaucoup d’années de vie à ce quartier, avant qu’il ne subisse les vagues de la standardisation urbaine. Dans le quartier, il reste un vieil immeuble noir de quelques étages avec un disquaire spécialisé dans le hip-hop au rez-de-chaussée. Je regarde toujours les façades extérieures de cet immeuble pour voir si les illustrations murales ont été modifiées. Cette fois-ci, un groupe de personnages de cartoon aux têtes de rappeurs gangsta y est représenté. La qualité graphique de l’illustration est assez décevante par rapport à ce qu’on peut parfois y voir, ce qui facilitera d’autant plus son remplacement.

Le billet de Daniel sur son blog me donne envie de ressortir de mes étagères le livre de Nicolas Bouvier, “Le vide et le plein”, sous-titré “Carnets du Japon 1964-1970”. Il se trouvait là, devant les autres livres de ma petite bibliothèque comme s’il avait compris que c’était son tour. J’ai un meilleur souvenir de l’autre livre de Nicolas Bouvier que je possède, “Chronique japonaise”, peut être parce que j’avais lu celui-ci alors que j’étais encore étudiant en France et que le Japon paraissait encore très loin. J’ai acheté “Le vide et le plein” à Tokyo, dans la librairie Kinokuniya près du Department Store Takashimaya de Shinjuku, si mes souvenirs sont exacts. Je ne le lis pas d’une traite mais par petits morceaux, ce qui fonctionne bien car il s’agit d’extraits de son journal de bord. Dès le début, on ressent une sorte d’aigreur que l’auteur communique par petites bribes au fur et à mesure de ses réflexions, mais il touche et voit toujours juste. Je pense que cette aigreur m’avait rebuté à ma première lecture il y a plusieurs années. Je ne me souviens plus si je l’avais lu en entier à l’époque, mais j’y trouve un nouvel attrait en le lisant aujourd’hui. Il y a deux parties principales dans ces carnets, la chronique de Kyoto et celle de Tokyo. Je suis plus sensible à la deuxième partie où Nicolas Bouvier vivait à Tokyo comme si elle correspondait à un Japon que je reconnais, par rapport à la première partie à Kyoto qui me semble plus lointaine. En lisant cette partie sur Tokyo, je me surprends à poser des post-it sur certains morceaux de textes pour y revenir plus tard. Au détour des petits textes nous narrant des situations particulières, il y insère parfois des piques par des formules finales bien trouvées: “Leur drapeau leur bouche le ciel”, à propos de certaines personnes à faible ouverture d’esprit. J’ai l’impression quand même qu’il nous manque parfois un peu de contexte pour bien comprendre ce qu’il nous écrit, notamment la rudesse de certaines piques, par exemple celle où il évoque les critiques photographiques ne comprenant rien à la photographie (qu’il pratique). Il faut rappeler que ce sont des carnets et que les textes sont en général très courts. Mais certains passages trouvent une grande résonance lorsque l’on pratique le Japon depuis plusieurs années. A propos des ses voyages dans le Japon, il résume: “Fatigue, exaltation, solitude, ennui, conversations toujours pareilles dans lesquelles une sorte de lassitude vous embarque”. J’ai personnellement une hantise de ces conversations avec des inconnus qui se limitent aux lieux communs, d’autant plus quand l’interlocuteur parle quelques mots de français et croit nous faire plaisir en les déroulant les uns après les autres. Je vois souvent venir ces conversations et je détourne le chemin pour les éviter, mais je me laisse parfois piéger. En y repensant maintenant, c’est peut être une des raisons pour laquelle j’aime mettre des écouteurs dans les oreilles. Mais, Bouvier voit d’autant plus juste quand il imagine, un peu plus tard dans ses carnets, une conversation qu’il aurait pu avoir dans un “bistrot de chez nous”: “On sait bien ce que c’est: personne n’écoute, et pourtant on parle. C’est un aveu d’impuissance, mais c’est aussi une litanie qui évoque et célèbre la véritable conversation qu’on voudrait tant avoir, qu’on n’a pas et qu’un jour on aura peut être. En attendant, on se chauffe.” Les interlocuteurs de cette véritable conversation sont rares ici, mais même s’ils sont potentiellement plus nombreux ‘au pays’, c’est la véritable conversation elle-même qui reste rare. Certains textes me font également sourire comme ce passage où Bouvier prétend reprendre le texte d’une journaliste japonaise à l’occasion de l’anniversaire de l’empereur et “[..] raconte que cet homme digne et sympathique fut bien soulagé de ne plus être un dieu – on le comprend [..]”. Un autre passage évoque brièvement la sur-information: “A force d’information l’esprit perd sa structure; on n’a plus le temps de mettre un peu d’ordre là-dedans, ni même de savoir si l’on aime et si l’estomac supporte”. Rappelons que ce journal date des années 60 et qu’on n’en était pas encore à la société de sur-information actuelle. Mais le passage que je préfère est plus poétique. En relisant le texte de Daniel sur son blog, alors que je suis en train d’écrire le mien ici, je me rends compte, que ce texte titré « Matelas » lui a également tapé dans l’oeil. Je me permets de le restituer également ci-dessous, parce que j’aurais très certainement envie de le relire:

L’agrément qu’il y a à dormir sur le tatami, c’est d’avoir ainsi le dos collé au sol, de faire corps avec la terre et – quand le calme et le silence de la nuit le permettent – de sentir et de partager la vaste rotation dans laquelle elle vous entraîne. Les couvertures tirées jusqu’au menton, les mains à plat le long du corps on fend l’espace comme un boulet chauffé au rouge. On pense aux autres corps célestes, aux orbites qui s’infléchissent et qui divergent, aux attractions, aux répulsions, aux lentes figures qui se tracent à des vitesses inconcevables. Dans cette salle de bal obscure qu’est devenue la nuit, la natte, la maison, le quartier et les douze millions de dormeurs qui l’entourent pivotent avec un ensemble admirable pendant que je me pose la question de ma place à moi là-dedans, qui reste à débattre. Le sommeil vient avant la réponse.

Dans les rayons télévision du magasin d’électronique Biccamera de Shibuya, je me laisse surprendre par une dame portant un petit carnet en mains. Derrière elle, un homme de grande taille porte une caméra vidéo. Elle m’aborde poliment entre deux écrans 55 pouces pour me demander si je serais d’accord pour répondre à quelques questions. Le sujet de cette interview spontanée est la manière dont les étrangers vivant à Tokyo évacuent le stress de cette difficile situation actuelle du coronavirus. Il s’agit apparemment d’interviews rapides pour une émission de télévision dont le nom m’a échappé. Je décline aimablement la proposition et ils n’insistent pas tout en me remerciant de l’attention. En fait, je connaissais déjà cette dame car elle m’avait déjà abordé et interviewé l’année dernière alors que je marchais seul près du carrefour de Shibuya. Lors de cette précédente interview ciblant également les étrangers (touristes ou résidents), elle m’avait demandé si je connaissais et si j’écoutais de la musique japonaise et si oui, quelles étaient mes artistes préférés. J’avais parlé de Sheena Ringo et de la première fois où j’avais entendu sa musique dans ces mêmes rues de Shibuya. Si mes souvenirs sont corrects, c’était le single Koko de Kiss shite de son premier album Muzai Moratorium, qui était diffusé sur les hauts parleurs accrochés aux lampadaires des rues de Shibuya autour de Center Gai. Elle m’avait demandé de donner un ou plusieurs titres et de fredonner si je le pouvais, ce que j’étais bien incapable de faire spontanément. Cette interview était destinée à l’émission Music Station de Tv Asahi. On m’avait fait signer un papier à la fin de cette courte interview pour les droits à l’image. Il n’y avait bien sûr aucune certitude que mon interview serait retenue au final et elle ne l’a pas été. J’avais regardé l’émission d’un air inquiet de peur de me voir, mais je me suis vite rendu compte que mon intervention était un peu en décalage avec ce qui était attendu. Les étrangers qui sont passés à la télévision étaient soit amateurs de musique d’anime, citant des morceaux comme celui de Radwimps pour Kimi no na ha (Your Name), ou amateurs un peu excentrique de musique d’idoles dans le genre AKB48 ou Nogizaka46. Malgré la popularité de Sheena Ringo au Japon, mon choix ne correspondait certainement pas à ce qu’on attendait d’un étranger. Avant de décliner cette deuxième interview, j’ai d’abord penser pendant un quart de seconde à cette première interview. Que répondre à la question de ce que je fais pour évacuer le stress du coronavirus? J’aurais pu dire que j’ai tendance à faire beaucoup plus de blagues à la maison mais j’aurais été bien en mal de donner des exemples. J’aurais pu dire que j’écoute beaucoup de musiques japonaises alternatives que mon interlocutrice ne connaîtrait peut être pas. J’aurais pu expliquer que j’aime marcher pendant mes heures libres en dehors des obligations de la vie quotidienne, pour prendre des photos d’architecture. Alors que je réfléchissais à tout cela pendant ce quart de seconde, je me suis rendu compte que mes occupations n’avaient rien de très intéressantes ou fantaisistes, qu’elles ne seront pas à même de surprendre l’auditoire et qu’elles ne seront certainement pas retenues malgré les efforts que je pourrais consacrer à les expliciter. J’aurais peut être eu une chance de passer dans cette émission si pour combattre le stress du coronavirus, je faisais par exemple des exercices à la maison en dansant en tenue de cosplay. J’exagère un peu le trait mais comment expliquer que l’on vit tout simplement une vie normale et qu’on a aucun moyen magique d’évacuer ce stress. On vit avec, tout simplement, comme tout le monde, qu’on soit étranger ou japonais.

Depuis Have it my way dont je parlais il y a plusieurs mois déjà, je garde une oreille attentive aux nouveaux morceaux du groupe EMPiRE de l’agence Wack. Un nouvel EP tout ‘simplement’ intitulé Super Cool vient juste de sortir. Bien que je sois certain de ne pas m’engager à écouter et apprécier l’ensemble du EP car la musique de EMPiRE prend souvent des tournures un peu trop EDM pour moi, je tente tout de même l’écoute morceau après morceau. Le premier, This is EMPiRE SOUNDS, a une construction assez simple (du moins au niveau des paroles) mais me plait bien pour son immédiateté et son accroche contagieuse. Je sais que le groupe a le potentiel d’arriver au niveau de BiSH (qui fonctionne très bien dans les charts japonais en ce moment) et j’ai le sentiment que le producteur Junnosuke Watanabe va les pousser comme les prochaines figures de proue de l’agence. Le quatrième morceau du EP intitulé I don’t cry anymore est une excellente surprise, beaucoup moins rythmé que ce qu’on peut s’attendre du groupe mais plus prenant à l’écoute. J’aime beaucoup la part d’émotion qui se dégage du morceau surtout quand Mayu, qui a écrit les textes de ce morceau, chante les paroles du titre avec des véritables larmes aux yeux comme le témoigne la vidéo. J’apprécie cette tournure plus personnelle de leur musique, en espérant qu’elles se tournent un peu plus vers cette direction, ce dont je doute quand même un peu.

En parlant de BiSH, le groupe sort également un nouvel EP intitulé Letters, qui est désigné comme leur 3.5ème album mais qui ressemble quand même plus à un EP ou à un mini-album. Je pense que ma série photographique en trois épisodes ‘from sky’ doit être inconsciemment inspirée par la vidéo du morceau titre Letters, car on voit la caméra partir du ciel pour pointer à différents endroits de Shibuya montrant chaque membre du groupe positionné sur les toits d’immeubles. La caméra qui zoome sur BiSH n’est pas positionnée sur un hélicoptère ou un avion, mais tout en haut de la tour Shibuya Scramble Square, où on retrouve AiNA à un moment du morceau. Le morceau en lui-même est relativement classique avec un démarrage symphonique qu’il me semble avoir déjà entendu, et dont on aurait pu se passer pour démarrer directement sur les parties chantées. J’aime bien ce morceau en particulier mais je trouve le EP/mini-album dans son ensemble un peu trop conventionnel, sans les excès rock voire punk (au sens japonais du terme) des albums précédents. On a l’impression que le groupe se positionne maintenant pour le mainstream et évite les écarts que le plus grand nombre aurait dû mal à apprécier. J’essaierais certainement d’écouter le reste de l’album un peu plus tard.

4 commentaires

  1. Bonjour Frédéric,
    Pourrais-tu me donner le nom ou l’adresse du magasin de hip hop qui se trouve dans le quartier Udawagacho ? Je te remercie.
    Ps : que se passe t-il pour que tous ces japonais soient au milieu de la rue (dans la photo précédent le sujet de Nicolas Bouvier) ?

  2. Salut Nicolas,
    Il s’agit de Manhattan Records, apparemment le plus ancien magasin de disques de hip-hop à Tokyo (il existe depuis plus de 30 ans). L’adresse est la suivante: 〒150-0042 Tokyo, Shibuya, Udagawacho, 10-1 木船ビル. Pas très loin du Tokyu Hands, en face de la grande tour Abema Towers. Tu pourras également consulter cette page pour plus d’infos: https://blog.discogs.com/en/digging-in-tokyo-manhattan-records/

    Pour la photo au dessus du sujet sur Nicolas Bouvier, elle a été prise à Ginza (alors que toutes les autres sont prises à Shibuya). J’avais oublié de le préciser. J’ai choisi cette photo parce que je trouvais qu’elle était une sorte de variation de la photo de couverture du bouquin de Bouvier (avec une dame en kimono sur un passage pour piétons). A Ginza, le dimanche, une des voies principales est coupée à la circulation et devient donc piétonne, ce qui explique la présence de personnes au milieu de la rue. Je ne sais pas, par contre, pourquoi la dame se fait prendre en photo. Le photographe semblait être un professionnel, c’est peut être un service pour se faire prendre en photo en kimono en plein milieu de Ginza…

  3. Merci pour l’adresse et les infos, ça a l’air d’être une véritable institution !
    Les séances de shooting en pleine rue font partie des souvenirs à la dérobée que j’avais pu voir régulièrement au Japon, dans quelques rues d’Harajuku ou à Odaiba. J’aime bien ces moments où on voit un professionnel travailler en faisant abstraction de l’environnement autour de lui (et des curieux qui le regardent parfois). Qu’ils soient peintres, cuisiniers ou ici photographe.
    A la réflexion je réalise que, bizarrement, cela ne m’arrive jamais à Paris de tomber sur des séances de shooting, alors que c’est pourtant une des capitales de la mode et pourrait servir de décor à ce genre de scène…

  4. Oui, ça dépend des quartiers, mais on voit assez souvent des shooting photo tôt le matin, avant qu’il n’y ait foule, je pense pour des magazines de mode, mais parfois des scènes de drama. Dans ces cas là, c’est beaucoup plus organisé avec une quinzaine de personnes autour, à ne rien faire la plupart du temps. Ça peut être plus douteux, mais on voit aussi des photographes, a priori amateur, prendre des photos de jeunes filles comme modèles, en pleine rue ou dans des lieux couverts comme le Tokyo International Forum. Je ne sais pas si c’est professionnel i.e. si le photographe est payé pour photographier la fille pour son book photo, par exemple. A priori, l’inverse existe aussi, où le photographe amateur paie pour prendre en photo une fille dans la rue ou devant des temples ou sanctuaires… ça devient limite, je trouve, quand la fille paraît très jeune. J’avais vu cette situation au temple des Maneki Neko Gōtokuji. Dans le cas ci-dessus, je pense que la dame avait payé un photographe pour la prendre en photo dans cette rue iconique de Ginza.

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