lakeside icecream fever

La Golden Week, qui semble déjà bien loin, nous a fait nous déplacer autour de Tokyo pour des courts voyages d’une journée, partant en général en fin de matinée pour revenir assez tard le soir. Partir en fin de matinée nous a évité la majorité des embouteillages mais revenir le soir reste pénible à toute heure de la journée et de la soirée. Au fur et à mesure des années, j’ai développé une résistance certaine à l’irritation des embouteillages, grâce notamment aux playlists préparées à l’avance qui rendent ces longs trajets un peu plus agréables.

Notre destination était la préfecture de Chiba. Après avoir traversé la baie de Tokyo en empruntant l’autoroute Aqualine, nous arrivons à Chiba par Kisarazu. Nous continuons un peu plus dans les terres sur l’autoroute Ken-O jusqu’au lac Takataki (高滝湖) à Ichihara. Nous avions repéré un restaurant établi dans le coin dans une ancienne maison en bois entièrement renouvelée. Nous avons cherché s’il y avait des hautes cascades autour du lac Takataki mais nous n’y avons trouvé qu’un barrage. Le nom des lieux semble donc être trompeur. Nous décidons d’aller visité l’Ichihara Lakeside Museum, que j’avais d’ailleurs déjà repéré alors que l’on passait dans le coin il y a plusieurs mois ou années. Le musée est placé au bord du lac Takataki, un peu perdu au milieu de la nature ce qui rend l’endroit particulièrement agréable. Le Ichihara Lakeside Museum a été inauguré en 2013 pour célébrer le 50e anniversaire de la ville d’Ichihara. Il s’agit en fait d’une rénovation d’un ancien site culturel nommé Ichihara City Water and Sculpture Hill qui avait ouvert ses portes en 1995. Kawaguchi Tei Architects (カワグチテイ建築計画), désignés suite à un concours d’architecture dirigé par Toyo Ito, a mené cette rénovation en dénudant le bâtiment d’origine de ses matériaux de finition pour ne conserver que la structure en béton. Les espaces de galeries ont été créés en utilisant notamment des plaques d’acier pliées. L’architecture brute du musée est très particulière et non-conventionnelle, comprenant de nombreuses pentes et escaliers, qui proposent un cheminement pour le visiteur. On y présente des expositions d’art contemporain, mais il y a également des ateliers pour les enfants et communautés locales. L’exposition du moment que nous avons donc été voir était dédiée à la ligne locale de chemin de fer Kominato Railway (小湊鉄道線). L’exposition est organisée à l’occasion du 100ème anniversaire de son inauguration en 1925. Cette petite ligne ferroviaire s’étend dans la ville d’Ichihara, de la côte Ouest de la péninsule de Bōsō jusqu’au terminus à Kazusa-Nakano dans la ville d’Ōtaki. L’exposition qui se déroule jusqu’au 15 Septembre 2025 montre les œuvres de divers artistes inspirés par cette ligne de chemin de fer qui est même considérée comme un trésor régional. On connaît l’amour des Japonais pour leurs trains et lignes de chemin de fer, et je peux très bien comprendre ce sentiment. Il se trouve que pendant que nous visitions cette exposition, le fiston empruntait lui cette même ligne pour rentrer plus tôt que nous, et éviter par la même occasion les embouteillages du retour. Outre l’exposition en cours, j’ai apprécié l’architecture qui était malheureusement assez difficile à prendre en photo. Dès l’entrée, on est accueilli par une étrange structure d’arbre à alvéoles appelée Heigh-ho par l’artiste KOSUGE1-16, de son vrai nom Takashi Tsuchiya. Sur le terrain devant l’entrée du musée, on ne peut que remarquer la structure de fer et de verre intitulée Just Landed (飛来) par l’artiste originaire de Sapporo, Katsuyuki Shinohara (篠原勝之). Il y a quelque chose qui m’impressionne dans cette structure datant de 1999, entre parallélisme, obliquité, fragilité du verre par rapport au fer, comme un équilibre fragile et éphémère, mais qui reste pourtant immuable depuis plus de vingt-cinq ans. Alternativement, on pourrait imaginer des blocs de glace censés nous rafraichir des fièvres estivales. Derrière cette structure, se trouve une grande pompe métallique témoignant de l’ancienne utilisation de cet espace.

J’ai finalement regardé sur NetFlix le film Ice cream Fever (アイスクリームフィーバー) que je voulais voir depuis longtemps, depuis la découverte du single Kōrigashi (氷菓子) de Kayoko Yoshizawa (吉澤嘉代子) qui sert de thème musical au film et après avoir aperçu quelques scènes du film lors d’une séance en plein air dans le parc Kitaya de Shibuya en présence du réalisateur. Le film a été réalisé par Tetsuya Chihara (千原徹也), directeur artistique et graphiste dont c’est le premier long-métrage, et est basé sur une nouvelle du même nom (アイスクリーム熱) de Mieko Kawakami (川上未映子). Je savais que j’allais aimé ce film car j’y devinais une grande liberté artistique et je n’ai pas été déçu, en constatant que le cinéaste a mis ses qualités de directeur artistique et de graphiste au profit de son cinéma, créant un objet cinématographique en dehors des conventions habituelles. L’histoire nous parle de personnes dont les destins s’entremêlent. Il y a Natsumi Tsuneda, interprétée par Riho Yoshioka (吉岡里帆), qui met de côté sa carrière dans le design pour devenir gérante d’une boutique de glace à Shibuya. La rencontre avec l’écrivaine Saho Hashimoto, jouée par Serena Motola (モトーラ世理奈) vient bouleverser son quotidien, ce qui laisse perplexe sa collègue Takako Kuwashima interprétée par Utaha (詩羽) de Wednesday Campanella. On suit également l’histoire de Yū Takashima, interprétée par Marika Matsumoto (松本まりか), qui voit également sa vie perturbée par l’arrivée de la fille de sa sœur Miwa, interprétée par Kotona Minami (南琴奈 ). Elle est venue jusqu’à sa tante pour y trouver une aide dans la recherche de son propre père disparu. On également le plaisir de voir à l’écran Kom-I et Kayoko Yoshizawa jouer des petits rôles dans le film. Les deux chanteuses de Wednesday Campanella sont donc réunies dans ce film mais n’ont pas de scène ensemble. Le film a été en grande partie tourné à Ebisu, ce qui fait pour moi partie du plaisir de visionnage car c’est un quartier que je connais très bien. La boutique de glace nommée dans le film SHIBUYA MILLION ICE CREAM près de la station d’Ebisu est en fait le petit café Sarutahiko Coffee, qui est le premier de cette chaîne établie en Juin 2011. On reconnaît également certains lieux comme le parc Tako (タコ公園) à quelques dizaines de mètres du café.

En fait je me suis souvenu qu’il fallait que je vois ce film sorti en 2023 après avoir finalement acheté le livre photographique BACON ICE CREAM du photographe Yoshiyuki Okuyama (奥山由之). C’est un photographe que j’apprécie depuis longtemps notamment pour son approche de la lumière et j’avais l’intention d’acheter ce livre en particulier sans pourtant me décider. J’ai trouvé une réédition récente (la première édition date de 2015) à la grande librairie Maruzen de Marunouchi en face de la gare de Tokyo. J’y passe régulièrement, souvent en coup de vent pour le plaisir de naviguer parmi les rayons. J’avais feuilleté ce livre mais je me suis décidé de l’acheter que le lendemain en revenant exprès dans cette librairie. Pour ce qui est des livres de photographies, j’ai à chaque fois le besoin de mûrir ma décision d’achat, ce qui peut parfois prendre plusieurs mois, mais je ne regrette ensuite pas (Pour Bacon Ice Cream, il m’aura fallu 6 ans). Ce livre est magnifique. Il y a assez peu de portraits mais j’aime beaucoup la manière par laquelle la lumière qu’il saisit vient leur voler la vedette. Les photographies sont parfois abstraites, empruntes d’un quotidien stylisé sans le vouloir. Avec Okuyama, un verre de lait à la fraise renversé dans un café devient magnifique. En fait, un peu comme pour certaines séries de photographies de Kotori Kawashima (川島小鳥), je trouve dans l’oeuvre photographique de Yoshiyuki Okuyama une grande musicalité. C’est très certainement ce qui me parle beaucoup. Cette recherche de la musicalité résumerait même presque tout ce qui m’attire dans diverses formes artistiques. Il y a quelques mois, j’avais découvert un autre livre dans cette même librairie Maruzen. Il s’agit d’un recueil d’illustrations intitulé Guinea Mate publié en Janvier 2025 par l’artiste Gakiya Isamu (我喜屋 位瑳務). Je connaissais en fait cet illustrateur à travers ses dessins pour le groupe PEDRO d’Ayuni D, et j’avais même failli acheter le t-shirt du concert auquel j’avais assisté l’année dernière. Le t-shirt montrait une de ses illustrations mais j’avais été découragé par la file d’attente. Guinea Mate est le premier recueil publié de l’auteur. Il est conçu comme une sorte de bible avec 24 commandements et conseils de vie très personnels. Chaque illustration montre une vision décalée entre fantaisie et étrange, avec l’intervention fréquentes de monstres à la fois mignons et inquiétants. Les illustrations sont pour la plupart basées sur une même jeune fille aux cheveux verts qui semble avoir appris à vivre avec ses tourments, certainement grâce aux conseils de son illustrateur. Gakiya Isamu nous montre un petit monde intime mystérieux qu’on s’amuse à explorer tout en s’interrogeant sur les maux de ce monde.

the streets #15

Je reviens sur ma longue série photographique intitulée the streets qui n’a pas de cadre très précis à part celui de montrer des photographies de rues au sens large du terme, incluant architecture et street art lorsqu’ils se présentent à moi au détour des rues. Les fidèles de Made in Tokyo qui ont une excellente mémoire reconnaîtront certains lieux que j’ai déjà montré sur ces pages, à commencer par le premier bâtiment nommé Sky Cave, conçu par Ikawaya Architects. Cet élégant bâtiment à la toiture courbée créant une ouverture est situé près de la station de Yūtenji. Alors que je marchais dans le quartier, j’ai fait un détour exprès pour le revoir. Je n’avais pas noté l’adresse, ce que je fais rarement de toute façon, mais je le retrouve assez facilement en me remémorant les rues par lesquelles j’étais déjà passé. Au fond du quartier de Naka Meguro, je découvre par hasard un musée de sculptures contemporaines présentant la collection Watanabe composée de plus de 200 pièces d’une cinquantaine de sculpteurs. Je ne rentre pas à l’intérieur mais des espaces extérieurs accessibles autour du musée montrent plusieurs sculptures, dont un étrange arche d’une grande élégance difforme. Dans les quartiers résidentiels de Yūtenji, je retrouve également une résidence d’appartements nommée House of Quartz, construite en 2019 par Archisan. Cette résidence contenant à la fois des commerces au rez-de-chaussée et des appartements d’habitation ressemble à un ensemble de boîtes de béton posées les unes au dessus des autres sans alignement. Une autre particularité du bâtiment est d’avoir des ouvertures composées de grandes baies vitrées pivotante à 360 degrés, ce qui renforce l’ouverture de la résidence sur la rue.

En revenant vers Daikanyama, je passe une nouvelle vers la grande fresque murale montrant deux visages stylisés de femmes dessinés par l’artiste de rue berlinois El Bocho. Il s’agissait apparemment d’une commande du magasin Share Spirit (シェアースピリット) qui était situé en face au moment de la création de la fresque en 2016. Cette création s’était faite au même moment qu’une exposition de l’artiste à Tokyo dans le quartier proche d’Aobadai. Les couleurs de la fresque restent très vives et j’aime beaucoup la manière par laquelle la végétation au dessus vient progressivement recouvrir l’oeuvre sans la cacher. L’avant-dernière photographie est celle du building The Wall à Nishi Azabu conçu par l’architecte anglais Nigel Coates. Il s’agit de l’arrière du building que j’ai déjà pris en photo mais pas sous cet angle là, me semble t’il. Je ne sais pas trop ce qui m’attire dans l’arrière de ce building, mais l’envie de le prendre en photo me prend à chaque fois que j’y passe.

La dernière photographie prise près de Nogizaka est un mystère. Le bloc de béton que je vois devant moi de l’autre côté de la rue est très intriguant. Il est petit avec une forme d’escalier à une seule marche et est sans ouverture à part une petite trappe à air. Il y a tout de même une porte. Il est situé sur un terrain vague délimité par un muret. Ce muret est assez bas pour laisser entrevoir que le terrain est laissé à l’abandon, gagné par les hautes herbes. Les bâtiments tout autour sont par contre récents. On note parmi ces bâtiments une grande tour de béton sans fenêtres apparentes. Ce grand bâtiment de béton de l’autre côté du terrain vague et le petit donnant sur la rue ne sont apparemment pas connectés. J’imagine qu’il s’agit d’un terrain en attente d’une construction, mais cette attente semble être interminable vue la hauteur des herbes sauvages. La petite porte métallique donnant sur le terrain est cassée et est même sortie en partie de ses gonds. Je passe devant une première fois puis me retourne car l’idée saugrenue me vient en tête d’essayer d’ouvrir cette porte. La rue est déserte donc il ne coûte rien d’essayer de l’ouvrir. Je tourne la poignée ronde, mais elle ne s’ouvre pas. Elle doit être cassée. J’abandonne et reprends ma route le long de la grande rue qui se termine sur un tunnel routier menant jusqu’au grand cimetière d’Aoyama. Une intuition soudaine me pousse à regarder une dernière fois derrière moi en direction du bloc de béton si mystérieux, avant de m’engager le long du tunnel. J’aperçois tout d’un coup une personne vêtue de noir marchant le long du muret. Je la distingue plus précisément alors qu’elle s’approche petit à petit de la porte métallique donnant sur le terrain vague. C’est une jeune femme aux cheveux blonds presque couleur d’or avec quelques mèches noires lui cachant une partie de l’oeil gauche. Je devine que ses cheveux sont longs. Elle est habillée d’une longue robe noire un peu bouffante au niveau des manches et avec certains motifs blancs que je ne parviens pas à bien distinguer en raison de la distance. Elle marche d’un pas vif malgré ses boots surélevées. Elle s’arrête devant la porte, fait une pause, regarde derrière elle et sur le côté. Elle doit constater qu’elle est seule dans cette rue car elle ne semble pas m’avoir vu. Elle saisit la poignée des deux mains et l’ouvre d’un geste brusque qui l’a fait légèrement perdre l’équilibre. La porte se referme et elle disparaît de ma vision. Mon regard reste fixé sur la porte refermée derrière elle. Elle me fait penser à un ange noir aux cheveux de lumière apparaissant soudainement comme une vision imaginaire puis disparaissant ensuite aussitôt dans la profondeur des rêves. Mais ma vision était ici bien réelle, il n’y a pas de doutes. Je suis en fait presque sûr d’avoir déjà vu cette jeune femme habillée de noir quelque part mais je n’en ai pas de souvenir exact, seulement une intuition forte ou une impression de déjà-vu.

Je décide de revenir sur mes pas en direction de la porte. Peut-être que l’ange noir l’a laissé ouverte derrière elle. Je vais passé discrètement le long du muret pour voir si elle se trouve sur le terrain vague parmi les hautes herbes. Je pourrais peut-être entrevoir son visage et la reconnaître, ou du moins me souvenir de l’endroit où je l’ai déjà vu. Je m’approche avec une précaution qui n’a pas lieu d’être car la rue est toujours vide de monde. Je longe maintenant le muret mais ne voit personne sur le terrain vague. Elle est peut-être entrée à l’intérieur du bloc de béton. Je reviens sur mes pas vers la porte donnant sur la rue. Si cette frêle jeune fille a réussi à ouvrir cette porte, je devrais être en mesure d’en faire de même. Je saisis la poignée ronde des deux mains, la tourne légèrement puis tire la porte d’un geste vif. Elle s’ouvre en fait plus facilement que je ne le pensais. Je la referme aussitôt derrière moi. Il me reste maintenant à trouver une bonne excuse de me trouver à cet endroit si on venait à m’y surprendre soudainement. Je pourrais dire que je pensais que ce bâtiment était des toilettes publiques. Après tout, Tokyo est rempli de ces toilettes au design particulier et pourquoi pas brutaliste comme celle-ci. Je peux donc ouvrir tranquillement la porte de ces toilettes nouvellement inaugurées par moi-même. La porte n’est pas fermée. Je l’ouvre doucement avec un peu d’hésitation. L’espace intérieur est exiguë et sombre. Une petite lampe est placée sur une table ronde dans un coin du bloc de béton. Sur le mur, une grande carte de Tokyo est épinglée. Elle est écornée sur les bords et je constate malgré l’obscurité ambiante que cette carte est usée à certains endroits, comme si on avait trop souvent touché du doigt certains lieux de la carte. Il n’y a pas d’annotation. Cette carte reste vierge mais elle est assez ancienne. Je n’y retrouve pas des complexes qui ont pourtant plus de vingt ans comme Roppongi Hills ou Tokyo Mid-Town. Le sol est carrelé de grandes dalles grisâtres. Sur la gauche de la table, un escalier descend vers un sous-sol. On devine une faible lumière au bout de cet escalier mais il m’est difficile d’entrevoir combien de marches le composent. « お先にどうぞ » me dit soudainement une faible voix derrière moi, m’invitant à prendre les devants et à descendre ces escaliers. Elle me surprend et me fait sursauter. Je me retourne aussitôt. Devant moi, se tient l’ange noir de tout à l’heure. Son visage est pâle et ses traits de visage très fins et doux, malgré un maquillage rougis autour des yeux. Ses cheveux d’or illuminent la petite pièce sombre d’un étrange halo de lumière. Sa mèche noire cache une partie de son visage. Elle me regarde mais son regard est vide. Son sourire est figé. Il est apaisant et repousse toute crainte. Elle me tend une main. Elle est blanche et fine avec des ongles vernis de couleur noire. Je ne sais pas si je dois lui saisir la main, mais je le fais sans réfléchir en la regardant dans les yeux. Sa main est glacée comme si aucune vie ne la traversait. Aucun mot ne sort de ma bouche car je suis comme hypnotisé. Je ne ressens en fait pas le besoin de briser le silence intense de la pièce. Mais les pensées se bousculent dans mon cerveau. Est ce possible qu’elle m’attendait ici? Peut-être m’avait elle vu au moment où elle a ouvert la porte donnant sur la rue. Ceci importe peu maintenant et l’idée ne me vient même pas de lui poser la question. Ce qui m’intrigue maintenant beaucoup, c’est cet escalier devant moi.

Sentant peut-être mon hésitation à descendre le premier, elle prend les devants. Sa main m’échappe alors qu’elle descend la première marche. Elle descend l’escalier doucement et avec beaucoup de précaution. Je la suis deux marches derrière elle en fixant le haut de sa chevelure d’or comme point d’accroche. Il n’a pas de rambarde pour se retenir mais l’escalier n’est heureusement pas très pentu. Je me dis tout d’un coup qu’elle ressemble à la chanteuse Nyamura qui elle-même semble être tirée d’un personnage irréel de manga pour filles. L’escalier est plus long que je ne le pensais. J’ai l’impression qu’on a déjà descendu plus de cinq étages et la fin n’est pas proche. L’ange noir aux cheveux d’or s’arrête soudainement et se retourne pour me regarder dans les yeux. Elle ne dit pas un mot mais me regarde avec le même sourire un peu figé qui semble pourtant sincère. Cette sincérité me rassure et me fait continuer à la suivre dans ce monde inconnu. Elle semble convaincue que je la suis et reprend donc la descente lente des escaliers. On arrive finalement à la première marche de cet escalier, au niveau d’une petite pièce entourée de murs en béton brut. La lumière y est tamisée. Je remarque tout de suite la présence d’un vieil homme en costume noir assis sur un long fauteuil de cuir noir capitonné d’un style rétro. Il ne me regrade pas et semble perdu dans ses pensées. Il n’a peut-être pas remarqué mon arrivée dans la pièce. La jeune fille vêtue de noir qui m’a accompagné jusqu’à maintenant me fait signe de m’asseoir sur une chaise en bois mat avec accoudoirs. Au centre de la pièce, une table basse de verre est posée sur un tapis persan de couleur rougeâtre. Sur le mur derrière le sofa de cuir, je reconnais une représentation approximative des grandes falaises d’Etretat. Le dessin est réussi mais je ne parviens pas à reconnaître Etretat, du moins l’image que j’en ai car je n’y suis jamais allé. On pourrait penser qu’il s’agit d’une peinture effectuée à partir d’un souvenir vague de ces fameuses falaises. Le vieil homme aux cheveux blancs dégarnis ne bouge pas, les mains posées sur les genoux. Il est en attente de quelque chose ou de quelqu’un.

Mon ange noir se dirige vers le vieil homme et lui chuchote quelques mots à l’oreille que je ne parviens pas à comprendre et lui donne une enveloppe blanche de format B5. Le vieil homme hoche la tête pour indiquer sa compréhension. Je le regarde et pendant ce laps de temps, la jeune fille quitte la pièce sans que je m’en rende compte. Elle a dû s’éclipser par l’unique porte de la pièce. Le vieil homme tourne finalement son regard vers moi. Il ouvre délicatement dans un mouvement lent l’enveloppe et en retire un papier imprimé de quelques phrases. Il dépose le papier sur la table basse et le dirige dans ma direction. Je comprends qu’il faut que je lise ce texte. Il est écrit en japonais et en anglais. Il s’agit d’un avis du Comité d’observation du Tokyo parallèle 「パラレル東京観測委員会」. Je le lis très attentivement pour être sûr de ne rien manquer. En résumé, le papier me fait part du fait que le Comité a bien pris acte des découvertes que j’ai pu faire ces dernières années de différents lieux du Tokyo Parallèle et que j’ai écrit des articles à leur propos sur mon site internet personnel. Le Comité me demande de ne plus partir à leur recherche, de ne plus écrire à leur sujet et de nier leur existence. En regardant le vieil homme qui me fixe maintenant dans les yeux d’un air sévère, je ne peux m’empêcher d’essayer de me justifier. Les lieux du Tokyo Parallèle ne se découvrent que par hasard et les découvertes ne sont pas intentionnelles. Je dirais même que plus on les cherche, moins on les trouve et que les quatre ou cinq lieux découverts dans Tokyo jusqu’à maintenant l’ont été par un pur hasard. Disons que je m’y sentais attiré, comme ça pouvait être le cas cette fois-ci pour ce mystérieux bloc de béton. Tout le problème, lui dis-je, sans aucune réaction de sa part, est que ces lieux intrigants apparaissent sur mon chemin sans que je les recherche. Son absence totale de réaction m’oblige à abdiquer. Je lui déclare finalement que je mentionnerais désormais sur mes potentiels nouveaux articles au sujet de ce Tokyo Parallèle, qu’il ne s’agit que de pure fiction et l’existence même d’un éventuel Tokyo Parallèle ne serait que pure affabulation de ma part. Ces quelques mots semble satisfaire le vieil homme. Il me fait signe de la main de me diriger vers la petite porte. Je me lève aussitôt en le remerciant avec un sourire forcé. La petite porte s’ouvre avant que je ne l’atteigne. L’ange noir aux cheveux d’or m’attendait à la porte. « 一緒に帰りましょう » me dit elle d’une voix douce, que je devine souriante, pour m’indiquer qu’il est temps de rentrer. La pièce donne sur un long couloir étroit couvert de vitrages de chaque côté. Je comprends que ce passage se trouve entre les deux voies de la ligne de métro de Chiyoda au niveau de la gare de Nogizaka. On aperçoit les quais du métro des deux côtés mais les usagers attendant leur train sur les quais ne nous voient pas. L’ange noir se retourne vers moi et me confirme que cet endroit fait partie du Tokyo Parallèle et que notre présence entre les voies est transparente pour les usagers. L’impression du temps qui passe est ici très différente. Je le constate très vite au passage d’un train qui est extrêmement ralenti par rapport à la normale. Les vitrages du couloir décrivent en sur-impression les sentiments non exprimés des usagers des trains dans un défilement semblable aux vidéos du site Nico Nico Dōga. Les bonheurs cachés et les malheurs enfouis sont représentés par écrit par des textes défilant sur les longs vitrages de chaque côté du couloir. Elle m’indique que ce couloir permet de connaître les sentiments les plus profonds des habitants de Tokyo, pour entrevoir leurs peurs et leurs aspirations. J’essaie de ne pas trop y faire attention pour ne pas me laisser emporter dans ce tourbillon de sentiments. Elle m’explique également que le couloir contient 46 grands vitrages interconnectés, 23 de chaque côtés, donnant sur la station de Nogizaka. Nous les traversons rapidement jusqu’à une dernière porte métallique. Avant de l’ouvrir, mon ange noir se tourne à nouveau vers moi. « 雨宮夢子です!またよろしくね ». Elle s’appelle Amemiya Yumeko. Peut-être qu’un jour prochain, je pourrais rejoindre le Comité me dit-elle. Je ne sais pas si je le souhaite vraiment mais je suis en tout cas heureux d’avoir fait connaissance d’une alliée dans mes découvertes involontaires du Tokyo Parallèle. Elle me laisse maintenant ouvrir la porte métallique et se retire doucement. J’ouvre la porte sans me retourner. Un autre escalier monte dans le noir. Il est long mais je maintiens mon rythme d’ascension. J’aperçois finalement un signe lumineux indiquant une porte de sortie. « 8番出口 », pour Sortie numéro 8, est indiqué sur la porte. Elle donne sur un des couloirs de la station de Nogizaka. La sortie n’est bien sûr indiquée sur aucun plan de la station car elle n’existe pas officiellement. Je referme la porte donnant sur le couloir du métro. Rien n’est inscrit sur ce côté de la porte et aucune poignée permet de l’ouvrir depuis le couloir. Il ne s’agit que d’une sortie. Je viens de refermer derrière moi un monde de mystère et je ne sais pas si l’occasion de revoir l’ange noir Amemiya Yumeko se représentera de si tôt. En attendant une prochaine rencontre hypothétique, je reprends ma marche dans les couloirs de la station de Nogizaka jusqu’à la sortie la plus proche. Je sors de mon sac mon iPod et mes écouteurs. Dans ma playlist, quelques morceaux de Nyamura sur son premier album Another Seraph.

L’étonnant album Flesh de cyber milkchan (Cyber Milk ちゃん) m’a donné envie d’écrire le texte ci-dessus, qui je le rappelle n’est que pure fiction et affabulation de ma part. L’album Flesh est sorti le 12 Mars 2025 et contient 10 morceaux électroniques laissant une grande part à l’instrumental à tendance expérimental, mais sur lesquels cyber milkchan vient y ajouter sa voix éthérée et rêveuse. L’ambiance de chaque morceau nous transporte dans un autre monde, que j’imagine loin de toute réalité. La voix de cyber milkchan y est toujours modifiée, ce qui renforce ce sentiment d’irréel. L’excellent premier morceau intitulé Supernal Form nous plonge tout de suite dans cette ambiance à la fois futuriste et vaporeuse. Les morceaux s’enchainent dans une grande unité stylistique même si chaque morceau a été composé par des musiciens différents. Le chant de cyber milkchan parvient à créer ce trait d’union entre chaque morceau qu’on pourrait croire avoir été composé par la même personne. Le quatrième morceau Ecstatic Heart Beat est très certainement mon préféré. Il est même assez fabuleux dans sa composition. J’aime particulièrement la manière par laquelle le beat électronique se désynchronise et se synchronise et la voix étrange de cyber milkchan répétant des phrases similaires de manière répétitive dans la deuxième partie du morceau, un peu comme sur le morceau Sunkisssed dont je parlais dans un billet précédent et par lequel j’ai découvert cette artiste. Cette ambiance est vraiment tres particulière et les morceaux n’ont en général pas une composition classique, à part peut-être le neuvième morceau puffy thoughts qui prend des accents plus pop. L’album est en fait assez différent de ce que j’avais initialement imaginé avant la première écoute, mais j’aurais pu tout de suite deviner une approche expérimentale en voyant l’étrange photographie de couverture où on la voit porter un morceau de viande à la main. Cette photographie a été prise par Isotec81.

Comme mentionné ci-dessus, je commence également l’écoute du premier album de Nyamura intitulé Another Seraph, sorti le 3 Mai 2025. Les quelques morceaux que j’ai découvert sont assez fidèles à ce que j’imaginais de Nyamura. On retrouve par exemple sur le très beau cat reincarnation une atmosphère mélancolique un peu similaire au morceau you are my curse, dont j’avais parlé dans un précédent billet. En fait, l’album part également vers d’autres directions avec l’excellent Chō Digital Chõ Detox (超デジタル超デトックス) composé par Sasuke Haraguchi. Il y a quelque chose de très ludique et sautillant dans le rythme de ce morceau, mais il est en même temps dense et complexe. Le phrasé rapide de Nyamura et l’aparté local sur les complaintes du digital rendent ce morceau particulièrement attrayant. Sasuke Haraguchi est un des compositeurs dont on voit souvent le nom évoqué, tout comme KOTONOHOUSE sur le morceau S.O.S.G.A.L que Nyamura interprète avec Rinahamu (苺りなはむ). Le morceau se tourne plutôt vers l’hyper pop, qui apporte un contraste que j’aime beaucoup avec les voix éthérées de Rinahamu et dans une moindre mesure de Nyamura. La vitesse des passages rappées m’impressionne sur ce morceau en particulier et garde le dessus sur l’hyperactivité pop de la composition musicale. Je vois assez souvent Rinahamu intervenir sur des morceaux d’artistes que j’aime comme 4s4ki, ce qui m’a poussé à découvrir l’excellent morceau RAD RAD, sorti en 2024, du groupe BPM15Q. BPM15Q se compose en fait de Rinahamu et de nicamoq (にかもきゅ) au chant, et elles ont des voix au kawaiisme assez similaire. Plusieurs morceaux sont composés par Teddyloid, dont celui que je mentionne. Je ne forcerais personne à l’écouter car il faut accrocher à ce type de voix, mais les apparences initiales évoluent très vite lorsque le beat de Teddy Loid se fait plus puissant et disruptif. Au passage, je n’avais pas remarqué que Rinahamu avait participé à la première formation de BiS de l’agence Wack, à la même période que First Summer Uika (ファーストサマーウイカ), mais elle prenait le nom de Rina Yokoyama (ヨコヤマリナ). Et en parlant de Teddyloid, je ne pouvais pas passer à côté de l’excellent single Act (アクト) qu’il a composé avec Giga pour DAOKO. Le chant de DAOKO tantôt rappé, tantôt chanté, est habilement volatile et versatile. Quelle dextérité vocale et quelle aisance! On sent une synchronisation au centième de millimètres entre la composition électronique super dense et le chant de DAOKO qui ne l’est pas moins. En parlant de Nyamura et cyber milkchan que j’avais découvert grâce au single GALFY4, je ne peux pas louper un détour vers la musique de KAMIYA qui menait ce morceau. KAMIYA évolue désormais dans une formation nommée XAMIYA avec Xansei. J’écoute le single Ron sorti en Octobre 2024, qui adopte des sons plus rocks mais mélangés d’une electro un peu French touch. Le « Ready or Not, I don’t care » que scande à répétition Airi Kamiya pendant le refrain de ce morceau est particulièrement convainquant et a du très certainement convaincre le public américain du festival SXSW où le groupe se produisait avec le délégation japonaise. Bref, musicalement, je ne sais plus où donner des oreilles tant je découvre de bonnes choses.

J’étais en fait venu à Nogizaka pour aller voir une exposition d’architecture consacrée à Kazuo Shinohara (篠原一男) se déroulant à la Gallery MA (TOTOギャラリー・間). L’exposition s’intitule Inscribe Eternity in Space (空間に永遠を刻む) et se déroule du 17 Avril au 22 Juin 2025. Le titre de l’exposition fait référence au fait que l’architecte, dans le Japon des années 1960, a affirmé une vision architecturale centrée sur la pérennité de l’espace, en opposition au courant métaboliste de l’époque qui prônait plutôt une architecture en constante évolution. L’exposition nous présente quelques unes de ses oeuvres architecturales emblématiques comme House in White (白の家) et House of Earth (地の家), qui expriment ces archétypes spatiaux durables, ces maisons étant encore préservées actuellement. Dans le monde actuel de l’éternelle reconstruction, cette pensée à long terme est très inspirante. Le jour de ma visite, les organisateurs de l’exposition proposaient une visite guidée de l’exposition, ce qui permettait de comprendre un peu mieux la pensée de Kazuo Shinohara et les concepts ci-dessus appliqués à son architecture. L’assistant curateur Koshiro Ogura (小倉宏志郎) nous guidait en japonais pendant une quarantaine de minutes pour nous présenter les oeuvres mises en avant sur les deux étages de la galerie MA. Parmi les architectures présentées, il y avait bien sûr House in Uehara que j’avais découvert dans les rues de Yoyogi-Uehara il y a plus de dix ans lors d’une longue quête d’une autre maison emblématique de Kazuo Shinohara, House in a Curved Road. J’avais été fasciné par les poutres intérieures de béton de House in a Curved Road vues seulement en photo, ce qui m’avait poussé à partir à sa recherche, bien que de l’extérieur, rien ne laisse présager de la beauté artistique de l’espace intérieur. J’en avais tiré une série de billets intitulée À la recherche de la maison sur une rue incurvée, que je garde précieusement en mémoire comme des bons moments alors que j’avais à l’époque deux heures de libre tous les samedi (二時間だけのバカンス) pour marcher dans ce quartier. House in Uehara, habitée par le photographe Kiyoji Otsuji (大辻清司), possède également des poutres de béton brut un peu similaires et devenant obliques au deuxième étage. Il y a clairement une dimension artistique, et non purement fonctionnelle, aux espaces créés par Kazuo Shinohara, et je pense que c’est ce qui m’attire le plus dans son architecture. La galerie MA n’est pas très grande mais possède une terrasse sur laquelle une chronologique de ses oeuvres est affichée. On pouvait également lire un grand nombre de pensées de l’architecte, écrites comme des slogans en graffiti sur les murs. J’en note quelques uns comme Symmetry as strength (シンメトリーというのは力) qui me parle beaucoup, A house is a work of art (住宅は芸術である) qui correspond bien à l’approche artistique de l’architecte, ou encore Progressive anarchy (プログレッシヴ・アナーキー) dont la signification me laisse un peu plus interrogatif. On peut accéder au quatrième étage du building pour la deuxième partie de l’exposition depuis un escalier de la terrasse donnant sur une passerelle métallique suspendue. La deuxième partie se concentre sur la maison personnelle de Kazuo Shinohara à Yokohama avec maquette, reconstitution de quelques éléments mobiliers qu’il a conçu et de nombreux croquis, notamment de son dernier projet avant sa mort en 2006. Kazuo Shinohara a conçu principalement des maisons individuelles mais j’avais également photographié le futuriste Centennial Hall de l’Université Tokyo Institute of Technology (東京工業大学) à Ōokayama. Shinohara y a fait ses études et y est devenu professeur pendant de nombreuses années depuis 1970. De l’exposition, j’aurais bien ramené le gros bouquin commémoratif des cent ans de sa naissance (416 pages en japonais et un booklet de 60 pages en anglais) mais le prix et l’encombrement ont été dissuasif. D’autant plus que j’ai acheté plusieurs livres ces derniers mois, dont je n’ai d’ailleurs pas encore parlé sur Made in Tokyo.

a bustling life between empty spaces

Dans les centres urbains à la nuit tombée, les faisceaux électriques de lumière s’assimilent à des réseaux de neurones interconnectant les êtres de manière indécelable. Ces réseaux se construisent au gré des flux et se font plus denses et complexes dans les zones névralgiques de la ville. Ils sont pourtant fragiles et incertains, se brisant aux moindres passages humains venant interrompre ces flux, puis se recomposant ensuite inlassablement. Et au milieu de ce brassage, se crée une nouvelle vie dense et imprévisible, mais qui se construit progressivement et s’organise pour bientôt devenir indispensable.

Ces réseaux de neurones ici imaginaires me viennent en tête en regardant ces quelques photographies alors que je me dirige vers Setagaya pour une exposition dédiée au mangaka Masamune Shirow (士郎正宗). Je n’ai pas particulièrement l’habitude de me précipiter aux jours d’ouverture de nouvelles expositions mais c’est pourtant ce que j’ai fait pour celle dédiée au mangaka Masamune Shirow au Setagaya Literary Museum. L’exposition intitulée ‘The Exhibition of The World of Shirow Masamune -“The Ghost in the Shell” and The Path of Creation-’ (士郎正宗の世界展〜「攻殻機動隊」と創造の軌跡〜) est une grande rétrospective de son œuvre, en collaboration avec Parco et l’éditeur Kodansha. J’y suis donc allé le Samedi 12 Avril 2025 pour l’ouverture. L’exposition est en cours jusqu’au Dimanche 17 Août 2025 et vaut très clairement la visite pour les amateurs du monde de Masamune Shirow.

Les portes automatiques du musée de Setagaya nous accueillent par un message (やってやろうじゃないの!) du major Motoko Kusanagi (草薙素子), l’héroïne principale de Ghost in the Shell, humaine cybernétique équipée d’un corps entièrement artificiel. Elle nous invite à ne pas jouer aux pleutres et à s’engager avec elle, certainement dans une nouvelle mission de lutte contre la cybercriminalité au côté de la Section 9 de la Sécurité Publique (公安9課) qu’elle commande brillamment. J’ai hésité à entrer car cette mission ne me semble pas être de tout repos. Je me suis tout de même ravisé car je ne suis quand même pas venu jusqu’ici pour rien, ayant un billet pour l’exposition réservé à l’avance. Ces portes automatiques sont en tout cas une bonne entrée en matière, et nous étions plusieurs à attendre qu’elles se referment pour pouvoir prendre une photo. J’avais donc déjà ma réservation en poche pour la visite. Les visites ne se font en fait que par réservation préalable à une heure prédéfinie, ce qui évite l’attente et une congestion trop importante dans les salles du musée. J’imagine que nombreux étaient ceux qui attendaient une exposition rétrospective de l’oeuvre de Masamune Shirow. J’en faisais partie et même si je n’ai jamais formulé cette attente dans mon esprit, elle était bien là enfouie dans mon subconscient.

Mon intérêt pour l’oeuvre de Masamune Shirow remonte à l’année 1994 avec la première publication française du manga Appleseed chez Glenat en Juin 1994, suivie quelques mois plus tard par Orion en Septembre 1994. Ghost in the Shell est sorti quelques temps après et en parallèle, les manga Black Magic M66 et Dominion Tank Police sont sortis chez Tonkam en 1994 et 1995 respectivement. J’ai été tout de suite admiratif et fasciné par les univers cyberpunk créés par Shirow, avec des détails impensables que ça soit graphiquement ou dans les textes, où pratiquement chaque page est annoté de détails techniques ou scientifiques. Shirow nous donne vraiment l’impression que les mondes qu’il crée existe vraiment et qu’il en est revenu pour nous les expliquer en détails. Il y a bien sûr la beauté des dessins, que ça soit les figures féminines fortes parfois mi-humaines comme Motoko Kusanagi dans Ghost in the Shell, Dunan Knut dans Appleseed, ou encore Seska dans Orion, mais également la beauté graphique des mécha cyborgs, des robots Tachikoma supportant les troupes d’élites anti-terroristes, des véhicules futuristes évoluant dans des villes imaginaires denses et grandioses. Dans ma collection de Masamune Shirow, restée en France, il y a également le superbe art book Intron Depot 1 que j’ai maintes fois parcouru des yeux comme une œuvre d’art. Il y a beaucoup de choses pour nourrir l’imaginaire dans les univers créés par Masamune Shirow, et parfois même trop car il n’est pas rare de se perdre dans les intrigues politiques et les notes explicatives compliquées. L’important est de se laisser imprégner par ces personnages et ces mondes, et le voyage en sera tout autant déroutant que fascinant. Je n’ai pas lu beaucoup de manga pendant mon adolescence mais ceux de Masamune Shirow comptent parmi les tous meilleurs. Ils sont même inclassables. A part quelques suites à Ghost in the Shell, Shirow a publié ses œuvres importantes avant l’an 2000, ce qui fait que j’ai lu tous ses manga alors que j’étais en France à la toute fin de mon adolescence. Masamune Shirow est apparemment toujours actif mais il s’est dirigé vers des illustrations hentai qui sont beaucoup moins recommandables. L’exposition ne couvre pas cette partie cachée de son œuvre et ne couvre pas non plus les films d’animation pour se concentrer sur les manga avec pour œuvre centrale Ghost in the Shell. Le film d’animation Ghost in the Shell réalisé par Mamoru Oshii (押井守) sorti en 1995 et sa suite Innocence sortie en 2004 sont des belles œuvres fidèles à l’univers de Masamune Shirow, mais j’avais tout de même été assez déçu à l’époque par le design des personnages, notamment de Motoko Kusanagi, qui perdait complètement le charme du manga original. Mais l’ambiance était là, notamment grâce à la bande sonore mystique fabuleuse composée par Kenji Kawaii (川井憲次). L’exposition présente d’ailleurs très brièvement une prochaine série d’animation Ghost in the Shell qui sortira en 2026 et sera réalisé par Mokochan (モコちゃん) du studio Science Saru (サイエンスSARU). Il a la particularité d’être visuellement très fidèle au design original des personnages de Masamune Shirow, ce qui est très enthousiasmant. Reste à voir comment Science Saru arrivera à retranscrire l’ambiance si particulière de l’univers de Shirow. La difficulté est de réussir en images un mélange subtil, celui d’un monde futuriste à la précision chirurgicale, d’une approche quasiment mystique de la cybernétique et des réseaux numériques, tout en maintenant un certain esprit loufoque qui manquait dans la reinterpretation de Mamoru Oshii.

L’exposition donne une grande part à Ghost in the Shell mais présente également de manière extensive Appleseed et Dominion. Appleseed a une place particulière dans mon cœur, car c’est le premier manga que j’ai lu de Masamune Shirow. Je me suis souvent demandé si mon intérêt actuel pour l’architecture moderne ne datait pas de cette époque. Les pages du manga nous montrant la cité artificielle et utopique d’Olympus située dans l’océan Atlantique ont pour sûr eu un impact important sur mon imaginaire. Les formes architecturales y sont belles et intriquées avec toujours ce sens du détail tout à fait étonnant, que j’aimais découvrir à travers les yeux de Dunan, Briareos et Hitomi. Orion n’est malheureusement pas beaucoup couvert dans l’exposition, peut-être parce qu’il s’agit d’une œuvre un peu à part dans son univers. Orion m’a fait découvrir, au delà du manga, une partie des mondes mythologiques japonais, avec notamment l’impétueux Susano. Dès qu’on entre dans la grande salle d’exposition, on est envahi par les images. Une frise nous donne d’abord un historique des manga et art books publiés par Masamune Shirow, puis on entre ensuite rapidement dans le vif du sujet. L’exposition montre un très grand nombre de croquis et planches originales annotées, réunies par manga. Des versions d’illustrations grand format sont également affichées sur les murs pour nous imprégner complètement de l’ambiance. Je connais la grande majorité des illustrations, certaines étant tirées d’Intron Depot et beaucoup d’autres des manga respectifs, mais les voir sur papiers manga avant impression est très intéressant. Une section de l’exposition nous montre également certains magazines scientifiques que le mangaka utilisait pour ses recherches. On imagine tout à fait toute la « folie » créatrice qui peut passer dans le réseau de neurones de l’auteur.

Une partie de l’exposition montre un projet collaboratif réunissant quelques autres mangaka de renom, rendant hommage à Masamune Shirow. Parmi les illustrations présentées, on trouve une magnifique ré-interprétation par le studio CLAMP du personnage de Seska d’Orion chevauchant un tachikoma de Ghost in the Shell (ci-dessus à gauche). C’est une très bonne surprise de voir le studio CLAMP, que j’aime également beaucoup, s’amuser avec le monde de Shirow. L’autre surprise était de voir une version illustrée plutôt abstraite de Ghost in the Shell (ci-dessus à droite) par Tsutomu Nihei, créateur du manga BLAME! qui est également une œuvre forte et unique. Ces deux illustrations m’ont fait penser que les grands esprits se sont rencontrés sur ces images. Je note également une illustration composite du graphiste Kosuke Kawamura, qui s’était déjà attaqué d’une manière assez similaire au monde d’Akira de Katsuhiro Ōtomo en illustrant brillamment les murs temporaires entourant la construction du Department Store PARCO à Shibuya. Parmi les autres invités, on trouve également l’artiste manga Oh! great, les réalisateurs Hiroyuki Kitakubo et Kazuto Nakazawa, ainsi que les illustrateurs Ilya Kuvshinov, Yu Nagaba et le photographe Jiro Konami.

La dernière section de l’exposition montre des illustrations de Masamune Shirow, n’étant pas directement ou vaguement tirées de manga. Il y a notamment une série de trois illustrations montrant un personnage ressemblant à priori à Motoko Kusanagi. Une de ces illustrations la montre allongée sur une structure métallique un peu bizarre et monstrueuse (ci-dessus à droite). J’avais cette illustration en poster grand format dans ma chambre pendant de nombreuses années. En y repensant maintenant, je n’avais apparemment pas été très dérangé par la position très suggestive de cette illustration, certainement parce que je savais que ce personnage était construit d’un corps cybernétique. Une très belle illustration regroupant plusieurs personnages du monde de Shirow (ci-dessus à gauche) termine notre visite. Cette exposition est bien remplie par rapport à la taille de la grande galerie du musée, qui est relativement restreinte quand on la compare à l’espace dédié à CLAMP au musée NACT que j’avais visité l’année dernière. Il m’aura fallu environ 45 minutes pour en faire un tour complet. La galerie se trouve à l’étage et il faut descendre au rez-de-chaussée pour accéder à la boutique dédiée à l’exposition. Je me doutais bien que les articles liés à Ghost in the Shell et au monde de Masamune Shirow seraient très prisés, mais pas à ce point là. On peut entrer assez rapidement dans la boutique. Les articles y sont nombreux, plus d’une vingtaine de t-shirts, plusieurs livres dont celui de l’exposition et divers objets qu’on aurait du mal à compter. Je saisis au passage le bouquin de l’exposition et un t-shirt tiré d’une illustration de Ghost in the Shell montrant Motoko Kusanagi montée sur un tachikoma. Le livre de l’exposition de 190 pages est très complet mais ne contient malheureusement pas les illustrations collaboratives mentionnées ci-dessus. Il n’en reste pas moins indispensable. La mauvaise surprise était ensuite la file d’attente pour payer ses achats. J’avais bien remarqué la longue file qui faisait le tour du rez-de-chaussée du musée comme un serpent, mais je ne me doutais pas que plus d’1 heure 30 minutes d’attente serait nécessaire avant de passer à la caisse. On passe finalement plus de temps dans la file d’attente de la boutique que dans la galerie du musée. C’est la deuxième fois que je viens voir une exposition au Setagaya Literary Museum. La première fois était l’année dernière pour une autre très belle exposition, celle dédiée à Junji Itō. Je me souviens que la file d’attente pour les goods était impressionnante et je ne m’y étais pas engagé. En y pensant maintenant, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup d’exposition majeures dédiées au manga ces derniers temps, mais je ne suis pas sûr que ça soit un phénomène récent. C’est en tout cas une très bonne chose que le manga soit pleinement considéré comme un art montrable dans des musées et galeries d’art, et pas seulement comme un divertissement.

prier pour les patates douces

Après notre visite du parc Hitachi Seaside, nous nous sommes rapprochés de l’Océan Pacifique jusqu’à la plage d’Ajigaura. En remontant ensuite sur quelques dizaines de mètres, nous arrivons aux sanctuaires Horide (堀出神社) et Hoshiimo (ほしいも神社) qui étaient notre destination, avant de retourner vers Tokyo. Depuis les hauteurs de ces deux sanctuaires, nous avons une assez belle vue sur l’océan. L’origine du sanctuaire Horide remonte à l’an 1663, tandis que le sanctuaire Hoshiimo, établi juste à côté et faisant partie du même domaine, est beaucoup plus récent car datant de 2019. La patate douce hoshiimo (干し芋) est séchée. La préfecture d’Ibaraki est la plus grande productrice de cette patate douce au Japon, et Hitachinaka où se trouve le sanctuaire est la région qui en prospère le plus. Ceci explique donc l’implantation de ce sanctuaire assez inattendu. La particularité du sanctuaire Hoshiimo est la présence d’une série de portes Torii dorées et c’est ce qui nous a intrigué et attiré jusqu’ici. Ce n’est cependant pas le seul sanctuaire à avoir des portes Torii jaunes ou dorées, mais cette couleur se justifie ici car la patate douce hoshiimo a cette même couleur. On peut traverser les deux rangées de Torii dorés menant jusqu’à un petit autel, où on peut bien sûr prier pour une production abondante de patates douces séchées, bien que personnellement je n’en raffole pas. Cet alignement de portes dorées vaut en tout cas un petit détour, surtout quand la lumière du soir vient les faire briller. Elles ont été conçues par un designer réputé, Taku Satoh (佐藤卓), qui a dessiné de très nombreux produits pour divers marques. Dans l’enceinte du sanctuaire, on trouvera bien sûr un distributeur automatique de hoshiimo, et une très longue série de photos prises lors de passages de personnalités télévisées tapissant les murs intérieurs d’une petite salle de repos. La présence d’un gros scooter doré et d’un jet-ski marqués du nom du sanctuaire laisse quand même interrogateur. Ce petit passage dans les domaines divins de la patate douce a tout de même était pour moi l’occasion de goûter à des barres de hoshiimo recouvertes en partie de chocolat noir, et j’ai tout de suite été convaincu.

les nemophila du parc Hitachi Seaside

Nous avons fait le déplacement pour aller voir les fleurs bleues nemophila du grand parc Hitachi Seaside (国営ひたち海浜公園), situé en bord de mer à Hitachinaka dans la préfecture d’Ibaraki. Il nous a fallu environ 1h40 en voiture pour y arriver sans trop d’embouteillages à part à l’entrée du parking du parc. Nous savions qu’il y aurait foule car l’endroit est réputé et les fleurs sont au pic de leur floraison. Nous sommes arrivés au parc un peu tard vers 15:00, ce qui n’était pas une mauvaise idée car certains visiteurs commençaient à rentrer tranquillement. J’aime de toute façon aller dans ces parcs fleuris en fin de journée pour les lumières basses venant éclairer les fleurs. Je garde en tête un excellent souvenir d’une série récente de photographies au Showa Memorial Park (昭和記念公園). Le problème est que les parcs japonais payants comme celui-ci ferment leurs portes à 17:00, et le temps nous est donc limité. La plupart des visiteurs se dirigent bien sûr vers la grande colline au nemophila. On dit que les fleurs bleues nemophila se comptent au nombre de 5.3 millions, mais je n’ai pas vérifié. Son nom entier est Nemophila menziesii, également appelé baby blue eyes, et il s’agit d’une fleur originaire d’Amérique du Nord. Pas facile de faire abstraction de la foule qui nous entoure et de trouver un angle photographique évitant les groupes de personnes. Je me suis en fait amusé à essayer d’isoler certains groupes pour les faire contraster avec l’uniformité visuelle des champs de fleurs bleues. L’espace vallonné couvert de fleurs est immense mais j’avais la fausse idée qu’il était encore plus étendu. Ça doit être la magie des photos sur Instagram qui nous fait croire qu’on sera les seuls présents dans un vaste espace. Certaines personnes se sont préparées pour leur visite en venant en costume pour des sessions de cosplay. Beaucoup ont eu l’idée de venir habillés d’une chemise ou d’un chemisier bleu clair pour se fondre dans le paysage. La manière par laquelle cette colline bleutée vient se fondre dans le bleu du ciel est quand même impressionnante. Dans quelques mois, on pourra voir sur ces mêmes collines un autre type de fleurs, les kochia qui sont également très populaires lorsqu’elles prennent une couleur rouge écarlate au mois d’Octobre. Le parc contient également un grand espace couvert d’environ 260,000 tulipes que nous avons également parcouru sous la lumière couchante, juste avant la fermeture du parc. Il nous aurait-il fallu une heure de plus pour parcourir d’autres parties du parc. Nous ne rentrons pas tout de suite et faisons un petit détour près de l’océan pacifique.